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Jean Misère

Pottier, Eugène


Texte d’Eugène Pottier (Paris, 1880). Puis musique de V. Joannès Delorme.


À Henri Rochefort.

Décharné, de haillons vêtu,
Fou de fièvre, au coin d’un impasse,
Jean Misère s’est abattu.
« Douleur, dit-il, n’es-tu pas lasse ? »
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
Pas un astre et pas un ami !
La place est déserte et perdue.
S’il faisait sec, j’aurais dormi,
Il pleut de la neige fondue.
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
Est-ce la fin, mon vieux pavé ?
Tu vois : ni gîte, ni pitance,
Ah ! la poche au fiel a crevé ;
Je voudrais vomir l’existence.
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
Je fus bon ouvrier tailleur.
Vieux, que suis-je ? une loque immonde.
C’est l’histoire du travailleur,
Depuis que notre monde est monde.
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
Maigre salaire et nul repos,
Il faut qu’on s’y fasse ou qu’on crève,
Bonnets carrés et chassepots
Ne se mettent jamais en grève.
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
Malheur ! ils nous font la leçon,
Ils prêchent l’ordre et la famille ;
Leur guerre a tué mon garçon,
Leur luxe a débauché ma fille !
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
De ces détrousseurs inhumains,
L’Église bénit les sacoches ;
Et leur bon Dieu nous tient les mains
Pendant qu’on fouille dans nos poches.
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
Un jour, le Ciel s’est éclairé,
Le soleiil a lui dans mon bouge ;
J’ai pris l’arme d’un fédéré
Et j’ai suivi le drapeau rouge.
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
Mais, par mille on nous coucha bas ;
C’était sinistre au clair de lune ;
Quand on m’a retiré du tas,
J’ai crié : Vive la Commune !
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
Adieu, martyrs de Satory,
Adieu, nos châteaux en Espagne !
Ah ! mourons !… ce monde est pourri ;
On en sort comme on sort d’un bagne.
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…
 
A la morgue on coucha son corps,
Et tous les jours, dalles de pierre,
Vous étalez de nouveaux morts :
Les Otages de la misère !
Ah ! mais…
Ça ne finira donc jamais ?…

Paris, 1880.


Chassepot, modèle de fusil (1866) de l’armée française.


Voir :
Pottier, Eugène. — Chants révolutionnaires. — Paris : Dentu, 1887.

Paru aussi dans : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 1, suppl. litt. au nº 42 (21 juil. 1888)

Chanson parue aussi in : La Sociale nº 48 (5-12 avril 1896).

Paru aussi in : Chansonnier de la révolution. — Genève : Le Réveil socialiste-anarchiste, 1902 (p. 17-19).

Paru aussi in : l’Almanach illustré de la chanson du peuple pour 1907. — Paris : La Publication sociale, 1906 (p. 24-25)

Paru aussi in : Terre libre : organe de la Fédération anarchiste de langue française (1934-1939). — Nîmes. — n° 32 (juin 1937)