Je les plaignais, quand ils allaient dans la bataille,Maintenant qu’ils sont à l’abri.Je suis heureuxPour euxQue cela soit fini ;Mais devant leur poitrail constellé de ferraille,Je me demande si l’espritN’est pas du sol français à tout jamais banni.Tous ces petits rubans, ces croix et ces médaillesN’évoquent cependant que les scènes d’horreur.Des jours de haine et de malheurOù l’effroi leur tordait, comme avec des tenailles,Le cœur, le cerveau, les entrailles.Où l’endurance de leur chairSouffrait dans les champs nus tout arrosés de fer,Tout ce que les semeurs d’épouvante et d’angoisseFont subir aux soldats pour que le laurier croisse.Ont-ils donc peur qu’en eux tombe l’oubli complet,L’oubli définitif de tout ce qu’ils ont fait,L’oubli des compagnons restés dans la tranchée,Qui n’en faisait qu’une bouchée,À l’heure où les corbeaux, aussi goulus que noirs.Se posaient sur les morts comme sur des perchoirs ?…Ont-ils peur de ne voir qu’en rêveLes pauvres blessés qu’on achèveA coups de crosse de fusil,Et tous ceux qu’une charge folleEnfonce dans la terre molle,Quand la consigne est : « Allez-y ! »Ont-ils peur d’oublier le corps-à-corps infâme,Et les bourgades sans un chienOù nul, hormis la mort, ne reconnaît son bien,Et les grandes cités dont il ne reste rienPas une pierre et pas une âmePourtant, le souvenir de ces choses cruellesReste gravé dans les cervellesDe ceux qui ne sont pas des fous ni des bourreau ;La croix d’un grand supplice écrase leur poitrine…Je les comprends et je m’inclineCar je vois des martyrs à travers les héros !Ceux-là sont les meilleurs, les tendres, les sensibles ;Honteux d’avoir tiré sur de vivantes cibles,Ils n’ont pas eu l’orgueil des triomphants retours ;Les autres… je les plains toujours !
Pitié
Bizeau, Eugène
Texte d’Eugène Bizeau (≤1919).
Paru in : Le Libertaire, nouvelle série, 1re année, nº 21 (8 juin 1919).