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Civilisation : école, usine, caserne

Paillette, Paul


Texte de Paul Paillette (≤1896), différent du texte « Civilisation » (1916).


De l’heure où je montrai mon né
Entre les cuisses de ma mère,
Date mon état de misère,
Quoiqu’on m’appelât Fortuné.
 
L’accoucheur, homme convaincu,
Aussitôt sorti, me tripote ;
Il me lessive, me ligote
Et m’enfonce une épingle au cu.
 
En me disant : « Tète, mon chou »,
Une femme met dans ma bouche,
Pour conduire un breuvage louche,
Un bout de puant caoutchouc.
 
Lardon ficelé, près d’un an
Je me confis dans mes urines ;
Si je gueule : Ah ! tu nous bassines ;
Puis on ajoute : Est-il méchant !
 
Un peu plus grand, par vanité,
On me pare, ou mieux, me déguise.
Comment gambader à ma guise
Pour un rien je suis fouetté.
 
Puis à l’école on me conduit
Avec mainte et mainte fessée ;
Je dois asservir ma pensée
Pour devenir un homme instruit.
 
Obéir, obéir toujours,
O Nature ! quelle hérésie !
Ne rien faire à ma fantaisie,
Agir et parler au rebours.
 
Enfin ! je crois ce que l’on dit,
De mes fautes je me confesse,
Je vais m’affadir à la messe,
Je coupe dans le Saint-Esprit.
 
Mais tout cela n’est rien encor,
J’ai douze ans ; on me dit : c’est l’âge
De te mettre en apprentissage.
Nous allons changer de décor
 
Au travail douze heures durant
Je peine à la même besogne ;
Si je rechigne, alors on cogne,
Le maître n’est pas endurant.
 
Je vis avec des abrutis,
Je subis des choses atroces ;
(Les lâches sont toujours féroces !
Ça des hommes ! non, des outils.)
 
Dans ce bagne je fais cinq ans ;
Entre-temps ma famille est morte ;
Le patron me flanque à la porte,
Le travail est aux plus rampants.
 
Ainsi, bien misérablement,
Traînant une existence terne,
J’arrive à l’âge où la caserne
Nous fournit pain et vêtement.
 
Me voilà fier d’être Frrançais.
Je suis un être automatique
Aux ordres de la Raipublique ;
Pour mon ventre, c’est un succès.
 
Il me faut haïr le Prussien ;
Ma Patrie, ah ! mais c’est la Frrance
Je suis armé pour sa défense :
Je défends tout, moi qui n’ai rien.
 
J’obéis mécaniquement
Ainsi qu’à l’école, à l’usine ;
Je suis un semblant de machine,
Je fonctionne inconsciemment.
 
En vil esclave, mon cerveau
Ne sert plus que ma chair vendue ;
Ma pauvre âme en est abattue,
Tout mon être : on dirait du veau.

Paru aussi dans : Le Libertaire (1895-1899), nº 55 (27 novembre-2 décembre 1896).