Trois versions en français
version de 1883 (in Le Révolté, 28 septembre 1883)
Jeune et d’humbles haillons vêtueUne ouvrière s’évertue,Lasse et les doigts engourdis,Les yeux par les veilles mugisElle est pauvre il faut coudre,Elle a faim il faut coudre,Elle a froid il faut coudre.Tandis que son aiguille court,D’un accent douloureux et sourdSa voix, que la fatigue brise,Redit le Chant de la Chemise :1Dès que le coq chante au matinÀ l’ouvrage, à l’ouvrage !Et toujours à l’ouvrageQuand le soleil d’été s’éteintEt l’étoile du soir s’allume.Chrétienne, esclave du travail,J’envie au fond de son sérailL’infidèle qui s’y consume.2Au travail, au travail !Le front brûlant, le regard trouble,Au travail, au travail !J’ai le vertige et je vois double :L’arrière-point court sur l’ourlet,J’ai fini le dernier surjet,La boutonnière aussi s’achève…Hélas ! je les cousais en rêve.3Ah ! si vous avez une sœur,Pour peu que vous ayez un cœur ;Ô vous ! qui vous croyez un homme,Si quelqu’un ici-bas vous nommeDes doux noms de père ou d’époux,Songez que vous portez sur vousPlus que du linge, hélas ! ma viePar vous au travail asservie.Le travail ou la faim,Le travail qui me briseAujourd’hui la chemiseOu mon linceul demain.4Je vois la mort avec courage,Son spectre est fait à mon image :J’ai son teint blême et sa maigreur,Il peut me prendre pour sa sœur.Pourtant, je suis femme et bien jeune,Mais j’ai trop tôt connu le jeûne.Le pain coûte si cher, mon Dieu !Et la chair et le sang si peu !5Vite à mon travail solitaireOù je compte les carillons,À mon travail dont le salaireEst une croûte et des haillons,Un toit qui branle, un lit de paille,Et mon ombre, sur la murailleTraçant mon portrait vaguement,De mon taudis seul ornement.6À l’ouvrage avec rage !Et tel qu’un criminel lasséQu’on ramène à l’ouvrage,Je reprends mon travail forcéL’arrière-point suit la couture ;L’aiguille remonte en mesure ;Elle a dévoré le surjetEt pique et pique sans arrêt,Jusqu’à ce que mon cœur faiblisseEt qu’en ma main l’aiguille glisse.7Au travail, au travailPar les jours sombres de décembre.Au travail, au travailQuand le ciel prend des reflets d’ambre.Dans ma mansarde ai-je le tempsD’écouter le chant du printemps ?Pour me narguer, l’hirondelleAu rebord de mon toit m’appelle.8Si je pouvais, avec amour,Fouler le gazon un seul jour !Avoir le ciel bleu sur ma tète :Dans la campagne un jour de fêteCourir, cueillir, ne savoir pasQue j’en perdrais mon seul repasLes champs, les bois, l’air, la lumièreNe sont pas faits pour l’ouvrière.9Oh ! pour une heure de répit !Une heure brève me suffit,Je la remplirai d’espérance !Passer une heure sans souffrance !Non, je n’en ai pas le loisir ;Je n’ai du temps que pour souffrir,L’œil sec : une larme qui brilleEn tombant rouillerait l’aiguilleLe travail ou la faim,Le travail qui me briseAujourd’hui la chemiseOu mon linceul demain.10Triste et d’humbles haillons vêtueUne ouvrière s’évertue.Lasse et les doigta engourdis,Les yeux par les veilles rougisElle est pauvre il faut coudre,Elle a faim il faut coudre,Elle a froid II faut coudre.Tandis que son aiguille court,Que son chant monotone et sourdÀ l’oreille du riche diseToujours le Chant de la Chemise.
version de 1895 (Les Temps nouveaux, 17 aout 1895 ?) : « Dans le nº 16 de la 5e année du Révolté, il a été donné, de ce chant, une traduction arrangée pour la rime. Nous donnons aujourd’hui cette traduction plus littérale »
Les doigts las et usés,Les paupières alourdies et rouges ;Une femme, couverte de haillons, dont l’indignitéContrastait avec son visage,Était assise à pousser l’aiguille et le fil ;Cousant, cousant, cousant toujours,Dans la misère, la faim et la hâte,Et, de sa voix à l’intonation douloureuse,Elle chantait la Chant de la chemise.1Coudre, coudre, coudre !Tandis que le coq chante là-bas ;Coudre, coudre, coudre encore,Jusqu’à ce que les astres brillent à travers le toit !Oh ! c’est être esclaveComme chez les turcs barbares,Dont les femmes n’ont pas d’âme à sauver.Si c’est là le travail d’un chrétien !2Travaille, travaille, travailleJusqu’à ce que ton cerveau dit le vertige !Travaille, travaille, travailleJusqu’à ce que tes yeux soient pesants et troubles !Fais les coutures, la triplure et les poignets,Jusqu’à ce que, arrivée aux boutons,Tu tombe de sommeilEt continue à les coudre en rêvant !3Ô hommes qui avez des sœurs chéries,Ô hommes qui avez mères et femmes,Ce n’est pas de la toile que vous usez,Mais la vie de créatures humaines !Couds, couds, couds toujours !Dans la pauvreté, la faim et la hâte,Tu couds avec un fil doubleUn linceul en même temps qu’une chemise.4Mais pourquoi parlé-je de la mort,De ce spectre effrayant et décharné ?Je ne crains guère sa mine terrible,tant il me ressemble, tant je lui ressembleÀ cause de mes longs jours de jeûne.Ô Dieu ! se peut-il que le pain soit si cherEt que la chair et le sangSoient à si bon marché !5Coudre, coudre, coudre !Mon travail jamais me languitEt quel en est le salaire ? Un lit de paille,Une croûte de pain et des haillons,Ce toit crevassé, ce plancher froid,Une table, une chaise briséeEt un mus si nu que je sais gréÀ mon ombre d’y tomber quelquefois !6Coudre, coudre, coudre,D’une heure triste à l’autre !Coudre, coudre, coudre,Comme le prisonnier travaille pour ses crimes !Fais les poignets, la triplure et les couturesLes coutures, la triplure et les poignets,Jusqu’à ce que le cœur se soulève et queLe cerveau s’engourdisse, comme la main lasse.7Coudre, coudre, coudre,Dans la grise journée de décembre,Et coudre, coudre encoreQuand le temps est chaud et clair !Quand au bord du toitLes hirondelles s’accrochent pour faire leur nid,Comme si elles me montraient leurs plumes dorées par le soleilPour me faire regretter le printemps.8Oh ! pouvoir respirer le souffleSi doux de la brise et de la primevère,Pouvoir sentir le soleil au-dessus de ma têteEt l’herbe sous mes pieds !Pendant une courte heure, une seule,Pouvoir ressentir ce que je ressentaisAvant de connaître les souffrances du besoinEt les promenades qui nous coûtent un repas !8Oh ! pendant une courte heure, une seule,Avoir un répit, si bref fût-il,Non pas un heureux loisir pour aimer ou espérer,Mais seulement un temps de repos dans la douleur !Pleurer un peu, cela me soulagerait le cœur.Mais, sous mes paupières, il fautQue sèchent les larmes amères,Car chaque pleur arrête mon aiguille et mon fil !9Les doigts las et usés,Les yeux pesants et rouges,Une femme couverte de haillons, dont l’indignitéContrastait avec son visage,Était assise à pousser l’aiguille et le fil,Cousant, cousant toujoursDans la misère, la faim et la hâte ;Et toujours d’une voix douloureuse— Plût à Dieu que ses accents eussentTouché l’oreille du riche ! —Elle chantait ce Chant de la chemise.
version de Jules Lermina, in Le Libertaire, 1er-7 octobre 1899
Les doigts las et racornis,Les yeux élégants et rougis,La femme, assise, en haillons,Pousse, pousse son aiguille.Pique, pique, piqué, pique !En misère, en faim, en crotte,Et, douloureuse, elle chanteLa chanson de la chemise.1Bûche, bûche, bûche, bûche !Quand au loin chante le coq.Bûche, bûche, toujours bûche,Jusqu’aux étoiles venant.Qui se plaindrait d’être esclaveChez le Turc, le mal croyant,Où la femme n’a pas d’âme ?…Voici l’œuvre des chrétiens !2Bûche, bûche et toujours bûcheTant que vague ton cerveau,Bûche, bûche et toujours bûcheTant que tes yeux soient crevés.Ourlet, pli, surjet, gousset,Gousset, pli, surjet, ourlet,Tant que je tombe abrutieEt couse en un cauchemar.3Hommes, avez mères, femmes,Avez des sœurs adorées,Le linge blanc qu’elles portentEst rougi du sang des mortes !Pique, pique, pique, pique,En misère et faim et crotte,Cousant de ton double filLeur chemise et ton linceul.4Mais je parle de la mort,Fantôme d’os effroyables…Que me fait sa face laide ?C’est tout mon portrait, à moi.Oui, c’est mou portrait, à moi,Puisque je crève, je crève !Faut-il que le pain soit cher…Et pour rien la chair humaine !5Bûche, bûche et toujours bûche !Jamais mon travail ne chôme…Et pourquoi ? Pour un grabat,Pour un croûton et des loques !Toit crevé et plancher nu,Table et chaise démolie,Mur si blanc que c’est bonheurQuant, au moins, y passe une ombre !6Bûche, bûche et toujours bûche,De Matines à l’Angélus,Bûche, bûche et toujours bûche,Comme bandits, dans les bagnes.Ourlet, pli, surjet, gousset,Gousset, pli, surjet, ourlet,Tant que cœur mort, cerveau vide,Ta main tombe, lasse, lasse !7Bûche, bûche et toujours bûcheAux mortes nuits de décembre,Bûche, bûche et toujours bûche,Au grand soleil de juillet,Tandis que dessous les toitsLes hirondelles volèrent,Montrant leur dos au soleil,Me raillant de leur printemps !8Ho ! ho ! sentir la senteurDes primevères, des roses !Avoir le ciel sur la têteEt le gazon sous les pieds !Pour une heure, une heure courte !Sentir ce que je sentais,Quand j’ignorais la misère,Ce que coûte le manger !9Ho ! une heure, une heure courte,Un répit, si bref qu’il soit !Rêver, aimer !… Pas le temps !Pas le temps… que pour souffrir !Pleurer détendrait mon cœur,Mais dans le larmier amer,Pleurs, arrêtez !… Car les pleursEmpêchent les doigts de coudre.10Les doigts las et racornis,Les yeux pesants et rougis,La femme assise, en haillons,Pousse, pousse son aiguille.Pique, pique, pique, pique !En misère, et faim, et crotte !Et redit, en sa douleur :— Écoutez, comprenez, riches !La chanson de la chemise.