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Le Chant de la chemise

Hood, Thomas

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Texte de Thomas Hood (1843). Traductions en français de « The Song of the Shirt » vers 1883 ?, sans nom de traducteur en 1895 (in Les Temps nouveaux) et vers 1899 (par Jules Lermina) ?


Trois versions en français

version de 1883 (in Le Révolté, 28 septembre 1883)

Jeune et d’humbles haillons vêtue
Une ouvrière s’évertue,
Lasse et les doigts engourdis,
Les yeux par les veilles mugis
Elle est pauvre il faut coudre,
Elle a faim il faut coudre,
Elle a froid il faut coudre.
Tandis que son aiguille court,
D’un accent douloureux et sourd
Sa voix, que la fatigue brise,
Redit le Chant de la Chemise :
 
1
Dès que le coq chante au matin
À l’ouvrage, à l’ouvrage !
Et toujours à l’ouvrage
Quand le soleil d’été s’éteint
Et l’étoile du soir s’allume.
Chrétienne, esclave du travail,
J’envie au fond de son sérail
L’infidèle qui s’y consume.
 
2
Au travail, au travail !
Le front brûlant, le regard trouble,
Au travail, au travail !
J’ai le vertige et je vois double :
L’arrière-point court sur l’ourlet,
J’ai fini le dernier surjet,
La boutonnière aussi s’achève…
Hélas ! je les cousais en rêve.
 
3
Ah ! si vous avez une sœur,
Pour peu que vous ayez un cœur ;
Ô vous ! qui vous croyez un homme,
Si quelqu’un ici-bas vous nomme
Des doux noms de père ou d’époux,
Songez que vous portez sur vous
Plus que du linge, hélas ! ma vie
Par vous au travail asservie.
Le travail ou la faim,
Le travail qui me brise
Aujourd’hui la chemise
Ou mon linceul demain.
 
4
Je vois la mort avec courage,
Son spectre est fait à mon image :
J’ai son teint blême et sa maigreur,
Il peut me prendre pour sa sœur.
Pourtant, je suis femme et bien jeune,
Mais j’ai trop tôt connu le jeûne.
Le pain coûte si cher, mon Dieu !
Et la chair et le sang si peu !
 
5
Vite à mon travail solitaire
Où je compte les carillons,
À mon travail dont le salaire
Est une croûte et des haillons,
Un toit qui branle, un lit de paille,
Et mon ombre, sur la muraille
Traçant mon portrait vaguement,
De mon taudis seul ornement.
 
6
À l’ouvrage avec rage !
Et tel qu’un criminel lassé
Qu’on ramène à l’ouvrage,
Je reprends mon travail forcé
L’arrière-point suit la couture ;
L’aiguille remonte en mesure ;
Elle a dévoré le surjet
Et pique et pique sans arrêt,
Jusqu’à ce que mon cœur faiblisse
Et qu’en ma main l’aiguille glisse.
 
7
Au travail, au travail
Par les jours sombres de décembre.
Au travail, au travail
Quand le ciel prend des reflets d’ambre.
Dans ma mansarde ai-je le temps
D’écouter le chant du printemps ?
Pour me narguer, l’hirondelle
Au rebord de mon toit m’appelle.
 
8
Si je pouvais, avec amour,
Fouler le gazon un seul jour !
Avoir le ciel bleu sur ma tète :
Dans la campagne un jour de fête
Courir, cueillir, ne savoir pas
Que j’en perdrais mon seul repas
Les champs, les bois, l’air, la lumière
Ne sont pas faits pour l’ouvrière.
 
9
Oh ! pour une heure de répit !
Une heure brève me suffit,
Je la remplirai d’espérance !
Passer une heure sans souffrance !
Non, je n’en ai pas le loisir ;
Je n’ai du temps que pour souffrir,
L’œil sec : une larme qui brille
En tombant rouillerait l’aiguille
Le travail ou la faim,
Le travail qui me brise
Aujourd’hui la chemise
Ou mon linceul demain.
 
10
Triste et d’humbles haillons vêtue
Une ouvrière s’évertue.
Lasse et les doigta engourdis,
Les yeux par les veilles rougis
Elle est pauvre il faut coudre,
Elle a faim il faut coudre,
Elle a froid II faut coudre.
Tandis que son aiguille court,
Que son chant monotone et sourd
À l’oreille du riche dise
Toujours le Chant de la Chemise.

version de 1895 (Les Temps nouveaux, 17 aout 1895 ?) : « Dans le nº 16 de la 5e année du Révolté, il a été donné, de ce chant, une traduction arrangée pour la rime. Nous donnons aujourd’hui cette traduction plus littérale »

Les doigts las et usés,
Les paupières alourdies et rouges ;
Une femme, couverte de haillons, dont l’indignité
Contrastait avec son visage,
Était assise à pousser l’aiguille et le fil ;
Cousant, cousant, cousant toujours,
Dans la misère, la faim et la hâte,
Et, de sa voix à l’intonation douloureuse,
Elle chantait la Chant de la chemise.
 
1
Coudre, coudre, coudre !
Tandis que le coq chante là-bas ;
Coudre, coudre, coudre encore,
Jusqu’à ce que les astres brillent à travers le toit !
Oh ! c’est être esclave
Comme chez les turcs barbares,
Dont les femmes n’ont pas d’âme à sauver.
Si c’est là le travail d’un chrétien !
 
2
Travaille, travaille, travaille
Jusqu’à ce que ton cerveau dit le vertige !
Travaille, travaille, travaille
Jusqu’à ce que tes yeux soient pesants et troubles !
Fais les coutures, la triplure et les poignets,
Jusqu’à ce que, arrivée aux boutons,
Tu tombe de sommeil
Et continue à les coudre en rêvant !
 
3
Ô hommes qui avez des sœurs chéries,
Ô hommes qui avez mères et femmes,
Ce n’est pas de la toile que vous usez,
Mais la vie de créatures humaines !
Couds, couds, couds toujours !
Dans la pauvreté, la faim et la hâte,
Tu couds avec un fil double
Un linceul en même temps qu’une chemise.
 
4
Mais pourquoi parlé-je de la mort,
De ce spectre effrayant et décharné ?
Je ne crains guère sa mine terrible,
tant il me ressemble, tant je lui ressemble
À cause de mes longs jours de jeûne.
Ô Dieu ! se peut-il que le pain soit si cher
Et que la chair et le sang
Soient à si bon marché !
 
5
Coudre, coudre, coudre !
Mon travail jamais me languit
Et quel en est le salaire ? Un lit de paille,
Une croûte de pain et des haillons,
Ce toit crevassé, ce plancher froid,
Une table, une chaise brisée
Et un mus si nu que je sais gré
À mon ombre d’y tomber quelquefois !
 
6
Coudre, coudre, coudre,
D’une heure triste à l’autre !
Coudre, coudre, coudre,
Comme le prisonnier travaille pour ses crimes !
Fais les poignets, la triplure et les coutures
Les coutures, la triplure et les poignets,
Jusqu’à ce que le cœur se soulève et que
Le cerveau s’engourdisse, comme la main lasse.
 
7
Coudre, coudre, coudre,
Dans la grise journée de décembre,
Et coudre, coudre encore
Quand le temps est chaud et clair !
Quand au bord du toit
Les hirondelles s’accrochent pour faire leur nid,
Comme si elles me montraient leurs plumes dorées par le soleil
Pour me faire regretter le printemps.
 
8
Oh ! pouvoir respirer le souffle
Si doux de la brise et de la primevère,
Pouvoir sentir le soleil au-dessus de ma tête
Et l’herbe sous mes pieds !
Pendant une courte heure, une seule,
Pouvoir ressentir ce que je ressentais
Avant de connaître les souffrances du besoin
Et les promenades qui nous coûtent un repas !
 
8
Oh ! pendant une courte heure, une seule,
Avoir un répit, si bref fût-il,
Non pas un heureux loisir pour aimer ou espérer,
Mais seulement un temps de repos dans la douleur !
Pleurer un peu, cela me soulagerait le cœur.
Mais, sous mes paupières, il faut
Que sèchent les larmes amères,
Car chaque pleur arrête mon aiguille et mon fil !
 
9
Les doigts las et usés,
Les yeux pesants et rouges,
Une femme couverte de haillons, dont l’indignité
Contrastait avec son visage,
Était assise à pousser l’aiguille et le fil,
Cousant, cousant toujours
Dans la misère, la faim et la hâte ;
Et toujours d’une voix douloureuse
— Plût à Dieu que ses accents eussent
Touché l’oreille du riche ! —
Elle chantait ce Chant de la chemise.

version de Jules Lermina, in Le Libertaire, 1er-7 octobre 1899

Les doigts las et racornis,
Les yeux élégants et rougis,
La femme, assise, en haillons,
Pousse, pousse son aiguille.
Pique, pique, piqué, pique !
En misère, en faim, en crotte,
Et, douloureuse, elle chante
La chanson de la chemise.
 
1
Bûche, bûche, bûche, bûche !
Quand au loin chante le coq.
Bûche, bûche, toujours bûche,
Jusqu’aux étoiles venant.
Qui se plaindrait d’être esclave
Chez le Turc, le mal croyant,
Où la femme n’a pas d’âme ?…
Voici l’œuvre des chrétiens !
 
2
Bûche, bûche et toujours bûche
Tant que vague ton cerveau,
Bûche, bûche et toujours bûche
Tant que tes yeux soient crevés.
Ourlet, pli, surjet, gousset,
Gousset, pli, surjet, ourlet,
Tant que je tombe abrutie
Et couse en un cauchemar.
 
3
Hommes, avez mères, femmes,
Avez des sœurs adorées,
Le linge blanc qu’elles portent
Est rougi du sang des mortes !
Pique, pique, pique, pique,
En misère et faim et crotte,
Cousant de ton double fil
Leur chemise et ton linceul.
 
4
Mais je parle de la mort,
Fantôme d’os effroyables…
Que me fait sa face laide ?
C’est tout mon portrait, à moi.
Oui, c’est mou portrait, à moi,
Puisque je crève, je crève !
Faut-il que le pain soit cher…
Et pour rien la chair humaine !
 
5
Bûche, bûche et toujours bûche !
Jamais mon travail ne chôme…
Et pourquoi ? Pour un grabat,
Pour un croûton et des loques !
Toit crevé et plancher nu,
Table et chaise démolie,
Mur si blanc que c’est bonheur
Quant, au moins, y passe une ombre !
 
6
Bûche, bûche et toujours bûche,
De Matines à l’Angélus,
Bûche, bûche et toujours bûche,
Comme bandits, dans les bagnes.
Ourlet, pli, surjet, gousset,
Gousset, pli, surjet, ourlet,
Tant que cœur mort, cerveau vide,
Ta main tombe, lasse, lasse !
 
7
Bûche, bûche et toujours bûche
Aux mortes nuits de décembre,
Bûche, bûche et toujours bûche,
Au grand soleil de juillet,
Tandis que dessous les toits
Les hirondelles volèrent,
Montrant leur dos au soleil,
Me raillant de leur printemps !
 
8
Ho ! ho ! sentir la senteur
Des primevères, des roses !
Avoir le ciel sur la tête
Et le gazon sous les pieds !
Pour une heure, une heure courte !
Sentir ce que je sentais,
Quand j’ignorais la misère,
Ce que coûte le manger !
 
9
Ho ! une heure, une heure courte,
Un répit, si bref qu’il soit !
Rêver, aimer !… Pas le temps !
Pas le temps… que pour souffrir !
Pleurer détendrait mon cœur,
Mais dans le larmier amer,
Pleurs, arrêtez !… Car les pleurs
Empêchent les doigts de coudre.
 
10
Les doigts las et racornis,
Les yeux pesants et rougis,
La femme assise, en haillons,
Pousse, pousse son aiguille.
Pique, pique, pique, pique !
En misère, et faim, et crotte !
Et redit, en sa douleur :
— Écoutez, comprenez, riches !
La chanson de la chemise.

Paru dans la rubrique « Variétés » de Le Révolté, 5e année, nº 16 (28 sept. 1883). [1].

Paru aussi dans : Biolley, Georges (éd.) . — Les Chants du peuple. — Genève : Imprimerie jurassienne, 1888. — Fascicule nº 1 (p. 10-11) [2].

Paru aussi dans Les Temps nouveaux. — Paris : 1895-1914. — Suppl. litt., tome 1, nº 16 (17 aout 1895), p. 514.

Paru aussi — version de Jules Lermine (1839-1915) — dans : Le Libertaire, 2e série (1899-1899), nº 7 (1er-7 octobre 1899).


[1Une note accompagne cette édition :

Le chant de la chemise par Thomas Hood
Thomas Hood est un poète anglais né en 1709 et mort en 1845. Le Chant de la Chemise, dont voici la traduction, a été publié en 1844. L’apparition de cette poésie fut plus et mieux qu’un événement littéraire, ce fut un évènement social. Elle retentit dans toute l’Angleterre comme un coup de tocsin.
Les ouvrières la firent imprimer sur leurs mouchoirs de poche, composèrent une musique pour lui servir d’accompagnement et la chantèrent en allant et en revenant de leur pénible travail.
Le Chant de la Chemise est la plainte de l’ouvrière qui use sa vie à un travail ingrat pour un salaire dérisoire.
Cette chanson ne fut pas du goût de la société bourgeoise, elle la trouva exagérée, et un critique lui reprocha naïvement qu’on « pourrait en conclure que le monde est dépourvu de cœur, que les souffrantes du pauvre viennent de L’égoïsme et de la cruauté du riche ». Cette conclusion ne déplaisait point à Thomas Hood ; il comprit que cette poésie était son chef-d’œuvre et il demanda qu’on mit sur se tombe cette épitaphe « Il a chanté le Chant de la Chemise ».

[2La note du Révolté du 29 septembre 1883 est jointe au texte.