Accueil > Chansons > De quoi vous plaignez-vous ?

De quoi vous plaignez-vous ?

Déjacque, Joseph


Texte (chanson) de Joseph Déjacque (1857).


Horreur ! horreur ! disent tout bas les âmes.
— Horreur, hélas ! répond la Liberté. —
Tout n’est que vols et que meurtres infâmes,
Le Mal est dieu dans la société.
— Oui, pour le mal il est lit de roses,
Oui, pour ce maître il n’est rien de trou doux
— Nous subissons la logique des choses. —
— Conservateurs… de quoi vous plaignez-vous ?
 
Vous qui voulez des lois, une Justice,
Dévots soutiens du temple du Pouvoir,
Vous qui versez au tronc de la police
Plus que n’eût pris l’inquiet Désespoir ;
Si dans la rue un watchman vous inspecte,
— Lui, l’homme d’ordre, — à l’instar des filous ;
S’il vous détrousse à quelque heure suspecte :
Gens attardés… de quoi vous plaignez-vous ?
 
Bourgeois, pour qui tout est trafic et lucre,
Vous dont Mercure assiste les bazars,
Agioteurs de coton ou de sucre,
Pasteurs d’humains, moissonneurs de dollars ;
— Établissez des banques de commerce,
Battez monnaie avec de vieux licous…
Au vent du Nord la peur vous bouleverse…
Monopoleurs, de quoi vous plaignez-vous ?
 
Vous qui rêvez de loisirs et de fêtes,
Femmes du maître ou femmes de commis,
Et gaspillez en de folles toilettes
Tout l’or et plus qu’encaissent vos maris ;
— Pour satisfaire au luxe de vos jupes,
Un check vaut mieux qu’un pauvre billet doux,
Vous vous vendez ; vos amants font des dupes…
— Cœurs sans amour, de quoi vous plaignez-vous ?
 
Vous dont le bras, ouvriers et manœuvres,
Nourrit un monde oisif et corrupteur,
Vous qui donnez le produit de vos œuvres
Pour, — noirs ou blancs, — enrichir l’exploiteur.
— Sujets soumis, — on vous parque, on vous fouette.
— Marrons, — la faim vous traque dans vos trous.
L’esclave-humain ne vit pas, il végète…
Déshérités, de quoi vous plaignez-vous ?
 
Soit république, empire ou monarchie,
Nargue du nom : — c’est de l’autorité.
— Tant que, courbé sous une hiérarchie,
L’on rampera dans la légalité ;
Tant qu’on n’aura, — de riche à prolétaire,
D’esclave à maître, — aboli tous les jougs,
La mal-stateur régnera sur la terre.
— Civilisés, de quoi vous plaignez-vous ?
 
Ah ! ce qu’il faut pour vivre en harmonie,
— Vivre du bras, du cœur et du cerveau, —
Pour nous sevrer d’un monde à l’agonie
Et revêtir la puberté du beau.
— C’est de jeter à l’égout Code et Bible,
C’est de fouler aux pieds sceptres et knouts.
— L’ordre anarchique est l’ordre imprescriptible. —
Esprits obtus, de quoi vous plaignez-vous ?

La Nouvelle-Orléans, octobre 1857


Paru dans Le Libertaire (New-York), nº 1 (9 juin 1858).

Paru aussi in : Manfredonia, Gaetano. — Libres ! Toujours… : anthologie de la chanson et de la poésie anarchistes au XIXe siècle. — Lyon : Atelier de création libertaire, 2011 (p. 37).