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Le Concussionnaire-loup et le voleur-agneau

Déjacque, Joseph


« Fantaisie sur un thème d’opéra-comique » (Si j’étais roi d’Adolphe Adam). Texte de Joseph Déjacque (1857).


La raison du plus fort est toujours la meilleure. (Jean de La Fontaine)

Ils ont volé !, volé !, volé !… (Hégésippe Moreau)

Duègne édentée, mégère aux doigts crochus, Méduse au front couronné de vipères, Autorité : arrière ! et place à la Liberté ! (La Question révolutionnaire)

C’était dans une grande et grande République,
Au pays de Goa, rapporte la chronique.
— Sur les bancs d’une Cour étaient deux accusés :
L’un, concussionnaire, et fils de gens aisés ;
L’autre, simple voleur, et gueux et misérable,
Un de ces vagabonds, sans feu ni lieu, ni table.
— Par mégarde, sans doute, et sans même y songer,
L’un -, caissier de la ville, avait pour déloger
Enlevé de la caisse une somme assez ronde,
— Histoire de briller un peu dans ce… beau monde. —
L’autre, — crime inouï ! — pour apaiser sa faim,
L’infâme ! — avait, dit-on, pris, dérobé… du pain.
Jury, — c’est le nom qu’en ce pays l’on donne
À ceux qui de Thémis figurent la personne, —
Le Jury, plein d’horreur pour tant d’égarement,
Livra l’homme du pain au dernier châtiment.
— Les galères pour lui semblent choses trop douces. —
On lui mit le boulet et la chaîne à ses trousses.
Le sauveur de la caisse, à l’unanimité,
Lui ! fut par le Jury tout d’abord acquitté.
Chacun avec respect lui fait la révérence.
On parle de couler en or sa ressemblance.
La Ville à ce héros offre pour piédestal
Son coffre-fort à sec sous un arc triomphal.
 
Ah ! si j’étais juré ! disait un pêcheur d’huîtres
Qui, bien sur, avait but du whiskey quelques litres ;
Ah ! si j’étais juré, j’eusse au fond des cachots
Ou bien à la potence envoyé ce héros.
— Eh bien, moi, je dis : non ! — Le Jury fut infâme,
Certes ! en condamnant le pauvre ; et je réclame
La palme du martyre, hélas ! pour l’affamé.
Mais pour l’autre voleur, le riche mal famé,
Je dis qu’on eut raison quand même de l’absoudre.
— Pour que l’ordre légal tombe et s’en aille en poudre,
Il faut bien exposer sa momie au grand jour ;
Mettre sa fange à nu sous un arrêt de Cour.
— Il faut bien que la foule, aveugle encor, stupide,
Flaire, et touche du doigt la morale putride
De ton cadavre infect, vieille société,
Pour s’écarter de toi jusqu’à la liberté !
— Et puis même, après tout, de quel droit, ma parole,
Condamner un voleur, quand tout le monde vole :
Banquier, propriétaire, avocat, médecin,
Le marchand dans son store, et le prêtre au lieu saint,
— Sentence du jury, tu seras salutaire,
S’il est vrai que l’engrais fertilise la terre.
— Allons ! vieux monde abject, ordure du passé,
Corps pourri, dont le sang est tout extravasé,
Civilisation, fécale Oligarchie,
Viens servir de fumier à la fleur Anarchie !

La Nouvelle-Orléans, janvier 1857


Paru dans Les Lazaréennes (1857), p. 81-83.

Paru aussi in : Manfredonia, Gaetano. — Libres ! Toujours… : anthologie de la chanson et de la poésie anarchistes au XIXe siècle. — Lyon : Atelier de création libertaire, 2011 (p. 36-37).