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Fraternité et fraticide

Déjacque, Joseph


Texte de Joseph Déjacque (1849).


Alors qu’en Février la jeune République,
Aux ailes du Progrès, ouvrait les horizons,
D’occultes serviteurs du Veau d’Or monarchique,
Sous des serments d’amour, cachaient leurs trahisons.
Scribes et Pharisiens, — caste lâche et perfide, —
Entouraient avec nous l’arbre de liberté :
Ils parlaient de fraternité,
Et ne rêvaient que fratricide !…
 
Le Peuple à l’atelier, au scrutin, dans la rue,
Écouta trop souvent l’hypocrite Bourgeois
Qui, pour lui faire encore avaler la ciguë,
De la fraternité sut emprunter la voix.
Tu fus confiant, Peuple, et ces hommes sordides,
Comme par le passé, t’on sans cesse exploité ;
Ils parlaient de fraternité,
Ils agissaient en fratricides !…
 
Victorieux, le Peuple eut horreur du carnage ;
Il ne voulut pas même opprimer ses tyrans.
Le Riche fut par lui préservé du pillage :
Il veilla, jour et nuit, à la porte des Grands
Mais de sa coque d’or, ignoble chrysalide,
Le réacteur sortit ; le soldat fut capté :
L’or parlait de fraternité,
Et soudoyait le fratricide !…
 
Quand, au soleil de Juin, les masses insurgées
Se tordraient en hurlant sur leurs larges pieds nus,
Des phrases de pardon, par la Peur rédigées,
Préludaient dans Paris au meurtre des vaincus.
De nos législateurs l’arrêt liberticide
Envoyait aux pontons croupir la Pauvreté :
Ils parlaient de fraternité,
Et décrétaient le fratricide !…
 
Gens de plume, avocats : bien des aristocrates
Un jour aux pieds du Peuple ont brûlé leur encens.
C’est pour mieux l’enchaîner qu’ils font les Démocrates ;
De ce modernes grecs redoutons les présents.
Il faut porter la blouse, il faut un cœur solide
Pour refondre au creuset une société :
Sous le frac, la fraternité
Est compagne du fratricide !…
 
Oui, la fraternité n’est qu’une duperie,
Quand la misère et l’or sont ensemble accouplés.
Depuis quand ouvre-t-on au loup la bergerie ?
Bientôt, pauvres moutons, vous seriez étranglés.
Ah ! — tant que dans nos lois l’égalité rigide
n’aura pas incarné la solidarité, —
La crédule fraternité
Enfantera le fratricide !…

La Force, Paris (1849)


Février ou « révolution de Février », la Révolution française de 1848.

Juin [1848] ou « Journées de juin », révolte ouvrière à Paris, écrasée dans le sang.

Pontons : quais flottants parfois utilisés comme prisons. Avant la prison de La Force (où est écrit ce texte), Joseph Déjacque a connu le ponton du Triton à Cherbourg en 1848.

Frac, variante de queue-de-pie, vêtement de cérémonie.


Paru dans Les Lazaréennes (1857), p. 62-64.

Paru aussi in : Manfredonia, Gaetano. — Libres ! Toujours… : anthologie de la chanson et de la poésie anarchistes au XIXe siècle. — Lyon : Atelier de création libertaire, 2011 (p. 32).