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Némésis

Déjacque, Joseph


Ou « Baronie et jacquerie modernes ». Texte de Joseph Déjacque (1857).


Fougue de la misère, infernale tempête,
Qui déchire mon sein et gronde dans ma tète,
Euménide du désespoir,
Toi qui creuses ma joue et disperses ma couche
À coups de foudre, et qui, sous ma dent, dans ma bouche
Changes en soufre mon pain noir.
 
Furie ! à ton enfant donne à téter ta bave.
Ta gorge est un volcan où s’abreuve l’esclave.
Allume dans son cœur la rage des volcans !
Un jour, ce sang qui bout à rompre ses artères
Vomira sur vous tous ses ardentes colères,
Ô Bourse, Louvres, Vaticans !
 
Vierge des affamés, Furie ! à moi ta lèvre.
Ton baiser inocule une électrique fièvre.
La fièvre aux orageux frissons.
Mets sur me pas un riche, et dans ma main ta foudre,
— Qu’il cède ou qu’il résiste, — ah ! sanglant, dans la poudre,
J’en veux dévorer les tronçons…
 
Tout ce que peut la voix, pour la grande révolte,
Tout ce que peut le bras pour la sombre récolte,
Le poing, l’ongle, la dent, le fer, le feu, te plomb,
Némésis, ma farouche et terrible maitresse,
Je te le veux offrir, et t’en faire une tresse
Digne des joyaux de ton front !
 
Dressez-vous, châtiments ! effrois du Privilège !
Spectres du Nord, sortez de vos linceuls de neige ;
Au Sud, de vos sillons brûlants.
Apparaissez, armés de faulx, de torches sourdes ;
Aux quatre coins du globe allumez des falourdes …
Bien, spectres noirs. — Bien spectres blancs.
 
— Le riche, bardé d’or, maitre dans les deux mondes,
L’exploiteur souverain des misères profondes,
L’obèse élu du capital,
Boutiquier ou planteur, homicide despote,
Courbant le prolétaire ou le noir sous sa botte,
Le cravache ainsi qu’un cheval…
 
Prolétaires et noirs debout ! — La nuit est sombre.
Le maitre dort. — Veillez, spectres, ombres dans l’ombre !
Au chevet du planteur, dans l’alcôve du riche,
Allez ! — la proie est là, nue ainsi qu’un caniche ;
Entrez, hurlez. Rébellions !
 
Ils ont les bons repas, ils ont les belles filles,
Les fruits mûrs du verger et les fleurs des charmilles.
Ivresse de vin et d’amour !
Ils ont le luxe ; ils ont les oreillers de roses,
Des baisers effeuillés sous leurs lèvres moroses,
Voluptés de nuit et de jour !
 
Qu’avons-nous du banquet, nous ? - l’odeur ou les miettes.
Le chien passe avant nous pour lécher les assiettes.
L’âcre lie est notre liqueur.
Ils nous laissent — des fleurs, des femmes — les épines,
Le rebut de leurs sens, le fumier, leurs latrines…
Corps livides, gorges sans cœur !
 
Ils ont tous les honneurs, et nous toutes les hontes.
— Livre d’or de noblesse et grand livre de comptes :
Tous les titres, tous les profits.
Descendants d’Abraham, la terre est leur domaine,
Pour meute et pour bétail ils ont la race humaine.
— Ayant loi, glaive, crucifix.
 
Ils peuvent égorger ou tondre leur victime.
— Au donjon de granit suspendu sur l’abîme,
Pareil à l’aire des vautours,
A succédé l’hôtel de marbre, orné de glaces,
Illuminé, sculpté, doré sur toutes races .
L’homme de proie est là toujours !…
 
Du seuil de ce manoir, baron de la finance,
Il fond sur les cerfs, lève — encor ! — la redevance,
Et taille à merci l’ouvrier,
Ses hommes d’armes sont tous des hommes de lucre
Le patron de l’usine et le vendeur de sucre,
L’industriel et l’épicier.
 
Roturiers de la ville et manants de la plaine,
Ouvriers, paysans, esclaves ! notre laine
Et notre sang assez longtemps
Ont engraissé l’orgueil et la panse du maître :
— Tocsins, sonnez l’alarme ! embrase-toi, salpêtre !
Alerte ! tous les combattants.
 
Finissons-en avec tous ces exploiteurs d’hommes,
Ils sont le petit nombre, et le grand nous le sommes.
Qu’importe leurs créneaux et leur légalité !
— Le canon de l’idée assiégé leur muraille…
Il fait brèche… à l’assaut, nous autres, la canaille !
Vive et vive la liberté !
 
Hourra ! sus aux castels ! Hourra ! sus aux boutiques !
À nous la mine ! à nous les pavés et les piques !
En avant, Révolution !
Et vous, nids de voleurs, châteaux-forts de la Prime,
Croulez, donjon bourgeois, citadelle du crime :
Croule, Civilisation !
 
— Alors, sur leurs débris déployant sa bannière,
L’Anarchie au front vaste, à la calme paupière,
Conduira par la main la jeune liberté ;
Non la légale reine idiote et bénie,
Mais l’attractive muse au suave génie,
Sans sceptre aucun que sa beauté…
 
Alors le Monde entier, penché sur son passage,
Voudra voir et fêter l’amante au doux visage,
La blonde et gracieuse sœur.
Alors dans l’harmonie et la paix fraternelles,
L’Avenir entendra, — lyres universelles, —
Vibrer les fibres du bonheur !!!

La Nouvelle-Orléans, 1857


Paru aussi in : Le Libertaire (New-York), nº 19 (26 novembre 1859)

Paru aussi in : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 3, suppl. litt. au nº 47 (9 aout 1890)

Paru aussi in : Manfredonia, Gaetano. — Libres ! Toujours… : anthologie de la chanson et de la poésie anarchistes au XIXe siècle. — Lyon : Atelier de création libertaire, 2011 (p. 38-39).