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La Fille de Thermidor

Pottier, Eugène


Texte d’Eugène Pottier (Paris, 1883).


À Antide Boyer, député des Bouches-du-Rhône.

Une fille, avorton bourgeois,
Ayant bagues à tous les doigts,
Robe à traîne, élégante mise,
Mais dessous fort peu de chemise,
En se dressant sur ses ergots
Tient ce boniment aux gogos :
« Je suis, messieurs, la déesse à la pique ! »
-- Non, cette catin n’est pas la République !
Non, non, tu n’es pas la République !
 
« Modéré jusqu’à la fureur,
 » Thermidor tomba la Terreur.
 » Alors je naquis et la France
 » Devint maison de tolérance
 » Et brilla des noms les plus fiers,
 » Depuis Talleyrand jusqu’à Thiers. »
-- Des souteneurs nous connaissons la clique ;
Non, cette catin n’est pas la République !
Non, non, tu n’es pas la République !
 
« J’ai subi, bien qu’il m’en coûtât,
 » Le viol de tous les coups d’État ;
 » Je criais, tout bas, pour la frime ;
 » Après, j’ai meublé le régime,
 
 » Brocanté les législateurs
 » Et les sénats conservateurs. »
-- Tous les Césars ont doré sa boutique…
Non, cette catin n’est pas la République !
Non, non, tu n’es pas la République !
 
« Étant de mon siècle, esprit fort,
 » Voltaire me plut tout d’abord ;
 » La grâce agit, fille soumise,
 » Je fis ma paix avec l’Église,
 » J’ai mis Lolotte au Sacré-Cœur,
 » Je communie et chante au chœur. »
-- La Carmagnole est un autre cantique !…
Non, cette catin n’est pas la République !
Non, non, tu n’es pas la République !
 
« Pour déjouer les partageux,
 » J’ai mis la main sur les enjeux,
 » Maquillant la hausse et la baisse.
 » J’ai formé, pour tenir la caisse,
 » De gros financiers libéraux,
 » Cousins des fermiers généraux. »
-- Trois et trois, neuf ! C’est leur arithmétique !
Non, cette catin n’est pas la République !
Non, non, tu n’es pas la République !
 
« Mon code est le Chacun pour soi !
 » L’Égalité… devant la loi,
 » En rêver une autre est folie ;
 » La noblesse est presque abolie,
 » Mais sans les riches, ici-bas,
 » Les pauvres ne mangeraient pas. »
-- En doutez-vous ? Galliffet vous l’explique !
Non, cette catin n’est pas la République !
Non, non, tu n’es pas la République !
 
« Aux États-Unis, beaux rêveurs,
 » En grand, j’exporte mes faveurs,
 » Raccrochant les deux hémisphères,
 » Je couche avec les gens d’affaires ;
 » Le capitaliste a vraiment,
 » Avec moi, beaucoup d’agrément. »
-- C’est son virus qui pourrit l’Amérique !
Non, cette catin n’est pas la République !
Non, non, tu n’es pas la République !
 
Ah ! chassons-la ! Dans l’or des blés,
Mère, apparais les seins gonflés.
À nos phalanges collectives,
Rends sol et forces productives.
Que le ciel de l’ordre nouveau
S’allume dans chaque cerveau.
-- Oui, viens, Commune à la rouge tunique,
Car cette catin n’est pas la République !
Non, toi seule est la République !

Paris, 1883.


Paru aussi dans : Pottier, Eugène. — Chants révolutionnaires. — Paris : Dentu, 1887 (p. 176-178).

Voir aussi : Pottier, Eugène. — Chants révolutionnaires. — Paris : Comité Pottier, 1908 (p. 107-109).

Paru aussi dans : Pottier, Eugène. Brochon, Pierre (éd.). — Œuvres complètes. — Paris [France] : Maspero, 1966 (p. 150).