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Chant pour l’ami

Jean, Lucien


Texte de Lucien Jean (1893).


D’autres, légers enfants, joueurs et tapageurs,
Riants dans la clarté de leur jeunesse éclose,
S’énivrant de lueurs, de sons et de couleurs,
Vont, couronnés de fleurs,
Parmi les chants en fête et les lys et les roses.
Tout leur est paix et joie, et leurs rêves frivoles
Passent devant leurs yeux émerveillés et doux ;
Et leurs vaines paroles
Sont des chants qui consolent,
Et leurs voix sont jolies et leurs rythmes sont fous.
Des femmes passent en d’enivrantes musiques
Et ce sont celles que leurs désirs attendaient :
Voici les fiancées aimées et chimériques
Dont les vêtements sont, longs, clairs et magnifiques,
Gais comme des bouquets.
Voici les courtisanes au rire fantasque
Et les reines cruelles
Que suivent des bouffons, des pages et des masques,
Et les enfants troublés tendent leurs mains vers elles…
 
D’autres se sont figés en hiératiques poses
Et de leurs belles mains, avec des gestes las,
Préparent des autels et des apothéoses
Pour adorer des dieux auxquels ils ne croient pas.
 
D’autres ont clos leurs yeux
Et de leur seul orgueil ont repeuplé les cieux.
Les insultes de l’homme et les cris de la foule
Ne montent pas jusqu’à leur front majestueux,
Et comme un flot qui roule
Lente s’en va leur vie en chants harmonieux.
 
Mais nous — ô toi ! mon frère
Et moi qui t’aime — nous qui souffrons tous les deux,
Pour n’avoir pas voulu nous jouer des mystères,
Nous suivrons, voyageurs tristes et solitaires,
Les chemins hasardeux.
 
Les matins lumineux, les soirs calmes et beaux
N’enchantent plus nos yeux qu’ont blessés les ténèbres,
Nos yeux qui se sont clos,
Et la nuit froide et méchante, la nuit funèbre
Écoute nos sanglots.
Qu’importe ! Nous irons, traînant péniblement
Nos pieds ensanglantés par les routes cruelles ;
Les beaux enfants riront de nos larmes. Les belles
Nous montreront d’un doigt railleur à leurs amants,
Les pierres voleront vers nous, et les huées…
 
Mais les hommes mauvais et les prostituées
Sont nos frères souffrants et nos sœurs lamentables.
De nos saignantes mains nous toucherons leur fronts,
Ils s’agenouilleront
Et béniront enfin notre âme secourable.
Et note âme sera leur âme ! Et nos fronts blancs
Rayonneront dans l’ombre merveilleusement !
Et l’amour guidera notre marche incertaine
Et nos pas chancelants
Vers les printemps futurs et vers l’auve lointaine.
 
Et, dans les temps heureux, les hommes advenus
Sur la terre joyeuse
Diront à leurs enfants, en des chansons pieuses,
Nos rêves glorieux et nos cœurs ingénus.

1893


Paru aussi dans L’Art social, nouvelle série, p. 143-144, nº 5 (novembre 1896)