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Un Utopiste en 1800

Pottier, Eugène


Texte d’Eugène Pottier (1868).


À Clémence, membre de la Commune.

À Versailles, un cerveau brûlé
En coucou près de moi se place
Et me dit, à peine installé :
Monsieur, des destins j’ai la clé !
Le monde va changer de face ;
Laissant la routine au coucou,
Déployons notre aile invisible !…
Or, que répondre à pareil fou ?
« C’est très beau ! mais c’est impossible !
 
 » — Paris, dit-il, sera dans peu
 » À vingt minutes de Versailles.
 » Nos chevaux mangeront du feu.
 » Ce mont gênera, mais morbleu !
 » Nous lui percerons les entrailles.
 » La flèche qui nous devançait
 » N’atteindra qu’après nous la cible…
 » — Monsieur, j’ai lu Petit Poucet !…
 » C’est très beau ! mais c’est impossible !
 
 » — Au lieu d’ouvriers indigents,
 » Dans vos fabriques, des génies
 
 » Vont créer de souples agents,
 » Plus forts et plus intelligents
 » Que les nègres des colonies !…
 » L’eau bouillante étant leur moteur,
 » On les nourrit de combustible…
 » — Vraiment ! des nègres à vapeur,
 » C’est très beau ! mais c’est impossible !
 
 » — On combine un gaz merveilleux.
 » Éteignez-moi vos réverbères,
 » La ville en aura mal aux yeux.
 » Toutes les étoiles des cieux
 » Vont lui servir de luminaires.
 » Partout leur éclat resplendit.
 » La nuit n’est plus compréhensible !…
 » — Des étoiles en plein midi ?
 » C’est très beau ! mais c’est impossible !
 
 » — L’éclair deviendra votre voix,
 » Et ne haussez pas les épaules
 » Prêtant l’oreille en mille endroits,
 » Nous allons entendre à la fois
 » Parler l’équateur et les pôles.
 » La foudre, à qui veut l’en charger,
 » Porte une dépêche lisible…
 » — Diantre ! quel pigeon messager !
 » C’est très beau ! mais c’est impossible !
 
 » — Pour qui prenez-vous le soleil ?
 » Pour un vieux poêle à votre usage ;
 » Mais on lui cherche un appareil
 » Et cet artiste sans pareil
 » Sera peintre de paysage.
 
 » Il gravera monts et forêts,
 » Jusqu’au détail imperceptible !…
 » — Fera-t-il aussi les portraits ?
 » C’est très beau ! mais c’est impossible !
 
 » — Ah ! frère, si tu pouvais voir
 » Quel torrent d’amour s’amoncelle !
 » Les peuples unis vont avoir
 » La terre enfin pour réservoir
 » De jouissance universelle ! »
 
-- Pauvre fou ! J’ai serré sa main,
Déplorant mon doute invincible…
Ah ! le bonheur du genre humain !
C’est très beau ! mais c’est impossible !

1868.


Voir :
Pottier, Eugène. — Chants révolutionnaires. — Paris : Comité Pottier, 1908.