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Chanson pour les temps de révolution

Leconte, Sébastien-Charles


Texte de Sébastien-Charles Leconte (1911).


Les Césars, casqués d’or sous l’aigle qui les somme,
Disent : « Le flot humain déferle en mugissant ;
Construisons une digue avec la chair de l’homme,
Les corps seront la pierre et le mortier le sang !
On tuera les vieillards et l’on vendra les vierges,
Les mâles au sein gauche auront un trou béant…
L’océan s’est fâché : qu’on marque à coups de verges
Les épaves de l’Océan. »
 
Les Pontifes, au front cerclé d’or sous la mure,
Disent : « Terre sacrée, ô cœur de l’univers
Dont la foi nous élit et dont l’amour nous titre,
Vas-tu donc t’envoler de nos mains, à travers
Le vaste éther qui roule, au remous de son onde,
Les constellations, neige aux flocons de feu ?…
Terre ! reste immobile, et sois l’autel du Monde,
Telle que te créa ton Dieu. »
 
Et les Sages, pécheurs du gouffre des Idées,
Disent : « Rentrons ! cachons nos nefs dans les roseaux,
En vain le sel marin brûla nos mains ridées,
Nous avons mesuré l’étiage des eaux :
La vague est désormais étale. Qu’on amène
Les voiles ! que chacun retourne à sa maison !
Tu ne monteras pas plus haut, Pensée humaine !
Tu n’iras pas plus loin, Raison ! »
 
Et les petits enfants, qui jouaient sur la grève,
Voient moutonner le flot sous ses blanches toisons,
Et la mer, comme un peuple en courroux, qui se lève
Innombrable, et qui vient de tous les horizons…
Et leur troupe, contente encore qu’effarée,
S’assemble, fier conseil de graves potentats,
Et dit : « Nous barrerons la route à la marée ;
Mettons du sable en petits tas. »

(Le Masque de fer.)


Paru aussi in : L’Anarchie (1905-1914), nº 30 (27 juin 1912)