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Pitié

Bizeau, Eugène


Texte d’Eugène Bizeau (≤1919).


Je les plaignais, quand ils allaient dans la bataille,
Maintenant qu’ils sont à l’abri.
Je suis heureux
Pour eux
Que cela soit fini ;
Mais devant leur poitrail constellé de ferraille,
Je me demande si l’esprit
N’est pas du sol français à tout jamais banni.
 
Tous ces petits rubans, ces croix et ces médailles
N’évoquent cependant que les scènes d’horreur.
Des jours de haine et de malheur
Où l’effroi leur tordait, comme avec des tenailles,
Le cœur, le cerveau, les entrailles.
Où l’endurance de leur chair
Souffrait dans les champs nus tout arrosés de fer,
Tout ce que les semeurs d’épouvante et d’angoisse
Font subir aux soldats pour que le laurier croisse.
 
Ont-ils donc peur qu’en eux tombe l’oubli complet,
L’oubli définitif de tout ce qu’ils ont fait,
L’oubli des compagnons restés dans la tranchée,
Qui n’en faisait qu’une bouchée,
À l’heure où les corbeaux, aussi goulus que noirs.
Se posaient sur les morts comme sur des perchoirs ?…
 
Ont-ils peur de ne voir qu’en rêve
Les pauvres blessés qu’on achève
A coups de crosse de fusil,
Et tous ceux qu’une charge folle
Enfonce dans la terre molle,
Quand la consigne est : « Allez-y ! »
Ont-ils peur d’oublier le corps-à-corps infâme,
Et les bourgades sans un chien
Où nul, hormis la mort, ne reconnaît son bien,
Et les grandes cités dont il ne reste rien
Pas une pierre et pas une âme
Pourtant, le souvenir de ces choses cruelles
Reste gravé dans les cervelles
De ceux qui ne sont pas des fous ni des bourreau ;
La croix d’un grand supplice écrase leur poitrine…
Je les comprends et je m’incline
Car je vois des martyrs à travers les héros !
 
Ceux-là sont les meilleurs, les tendres, les sensibles ;
Honteux d’avoir tiré sur de vivantes cibles,
Ils n’ont pas eu l’orgueil des triomphants retours ;
Les autres… je les plains toujours !

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Paru dans : Le Libertaire (8 juin 1919).