À Léon Ottin.
J’entends les plaisants répéter :Que dit le pain quand on le coupe ?Bien aisé serait d’écouter.Rien d’éloquent comme la soupe.Fleur de froment ou sarrasinÀ notre estomac qu’il convie,Savez-vous ce que dit le pain ?Savez-vous ce que dit le pain ?Il dit : « Mangez, je suis la vie ! »Qui sait ce que coûte le blé,Hors les bœufs reprenant haleineEt l’homme au visage brûléQui creuse un sillon dans la plaine ?Au grand monde inutile et vainQui, sans travailler le savoure,Savez-vous ce que dit le pain ?Savez-vous ce que dit le pain ?Il dit : « Gloire au bras qui laboure ! »Le progrès veut nos dévouements,But large impose tâche amère.Hélas ! tous les enfantementsFont saigner les flancs de la mère.Pour stimuler l’effort humain,Pour retremper une âme veule,Savez-vous ce que dit le pain ?Savez-vous ce que dit le pain ?Il dit : « J’ai passé sous la meule ! »Travailleur, quand verras-tu clair ?Ta boulangère est dame Usure :Mais pas plus que le jour et l’airLe pain ne veut qu’on le mesure.Au long vertige de la faim,Quand la misère est condamnée,Savez-vous ce que dit le pain ?Savez-vous ce que dit le pain ?Il dit : « Fais ta grande fournée ! »Nous pompons nos gouttes de sangDans les sucs de la nourriture ;Notre corps, toujours renaissant,S’assimile ainsi la nature.Quand il devient par cet hymenCerveau qui médite et chair rose,Savez-vous ce que dit le pain ?Savez-vous ce que dit le pain ?Il dit : « C’est mon apothéose ! »
1867.