Au comte Albert de Neuville.
As-tu le cœur bardé de fer ?N’as-tu rien d’humain que la face ?Es-tu de marbre, es-tu de glace ?Alors suis-moi dans mon Enfer.Je suis la vieille anthropophageTravestie en société ;Vois mes mains rouges de carnage,Mon œil de luxure injecté.J’ai plus d’un coin dans mon repairePlein de charogne et d’ossements ;Viens les voir ! j’ai mangé ton pèreEt je mangerai tes enfants.Ici, c’est un champ de bataille,On a fauché pendant trois jours ;La Faucheuse était la mitraille,Tous ces glaneurs sont les vautours.Le blé, dans ces plaines superbes,Étendait son jaune tapis…Affamés, triez pour vos gerbesCes corps morts d’avec les épis.Ceci c’est la maison de filles :La morgue de l’amour malsain ;Pour elle, écrémant les familles,Le luxe a raccroché la faim.Vois, sous le gaz, la pauvre infâmeFaire ses yeux morts agaçants,Rouler son corps, vautrer son âmeDans tous les crachats des passants.Voici les prisons et les bagnes,Les protestants par le couteau,Comptant leurs crimes pour campagnes,Et rusant avec le bourreau.Au bagne on met l’homme qui voleDès qu’il épelle seulement,Et quand il sort de cette écoleIl assassine couramment !Entrons dans les manufactures,Les autres bagnes font moins peur :On passe là des créaturesAu laminoir de la vapeur.C’est une force qu’on dépense,Corps, âme, esprit : reste un damné.Là, c’est la machine qui penseEt l’homme qui tourne engrené.J’ai bien d’autres enfers encore,Veux-tu que j’ouvre les cerveaux ?Le virus de l’ennui dévoreLa matrice de vos travaux.Veux-tu que j’ouvre l’âme humaine ?Le muscle intime en est tordu ;L’amour aigri, qu’on nomme Haine,Y fait couler du plomb fondu.Je suis la vieille anthropophageTravestie en société ;Les deux masques de mon visageSont : Famille et Propriété.L’homme parqué dans mon repaireManque à ses destins triomphants ;Je le tiens, j’ai mangé ton pèreEt je mangerai tes enfants !