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Le Juif-errant : extrait

Richepin, Jean


Texte de Jean Richepin (1884).


De l’homme au cœur rétif Dieu cherche à se venger !
Tu m’as dit : — Marche ! — Eh bien ! soit ! J aime à voyager.

J’ai marché. J’ai vu le monde
J’ai de bons yeux qui voient bien.
J’ai vu que la terre est ronde
Et que tu n’en savais rien.
J’ai vu des races, les tiennes,
Martyrs et vierges chrétiennes
Mourir avec des antiennes
Pour un ciel qui reste clos.
J’ai vu tes élus, tes prêtres,
La main dans la main des rentres,
Menteurs, voleurs, cruels, traîtres,
Trafiquant de tes sanglots.

J’ai vu tes papes féroces,
Ayant ta croix pour drapeau,
Massacrer à coups de crosses
Les brebis de ton troupeau.
J’ai vu, comme un grain qu’on foule,
Sous leurs pieds d’où le sang coule
Pleurer et crever la foule
De ceux pour qui tu prêchas.
Dans ta Rome tant vantée
J’ai vu ta face insultée
Par plus d’un pontife athée
Qui la couvrait de crachats.

J’ai vu, fiers, impitoyables,
Les forts toujours triomphants
Écraser les pauvres diables
Et les petits, tes enfants.
J’ai vu les gueux, le vulgaire,
Pour qui tu mourus naguère
Fauchés sans fin par la guerre
En ton nom, ô Dieu de paix.
Dans leur existence brève
J’ai vu qu’ils soutiraient sans trêve
Et qu’ils souffraient pour ton rêve,
Et qu’ainsi tu les trompais.

Alors j’ai crié vengeance
À ces crédules aigris,
Et j’ai vu l’intelligence
Partout surgir à mes cris.
J’ai vu le monde à ma suite
Renier ta foi détruite.
J’ai vu tes prêtres en fuite
Et tes autels renversés.
Marche ! as-tu dit. — Bien, je passe
En vain tu me crieras grâce.
À ma marche jamais lasse
Tu ne peux plus dire : assez.

— Marche ! as-tu dit. Marche encore !
Jusqu’au dernier jugement.
— Mais quand naîtra cette aurore ?
Jamais, ô Dieu. Ta voix ment.
Toi, revenir dans ta gloire ? Allons donc !
Sous la nuit noire Je vais sans manger, sans boire,
Sans siège, sans lit, sans toit,
Pauvre, plus voûté qu’une arche
Et plus vieux qu’un patriarche ;
Mais à force d’être en marche,
Ô Dieu, j’ai marché sur toi.

Le vrai nom dont on me nomme,
Ce n’est pas le Juif-Errant.
Ô Dieu, je m’appelle l’Homme
Et je vais. Le monde est grand.
Je suis le marcheur qui passe
Et dont la course rapace
Use le temps et l’espace
Toujours ouverts sous ses pas.
Je suis le roi de la terre,
L’innombrable prolétaire
Qui va sans jamais se taire
En criant que tu n’es pas.

Oui, le Dieu ment. Ce prodige
Doit étonner tes élus.
Mais quoi ! Je marche, te dis-je,
Et toi, tu ne marches plus.
Et que faut-il pour qu’on ose
Nier ton apothéose ?
Deux mille ans. Ce peu de chose
Suffit pour en voir le bout.
Pauvres Dieux ! Quelle hécatombe !
Vous allez tous à la tombe.
Voici le dernier qui tombe
Et l’Homme est toujours debout.


Extrait de Les Blasphèmes (Paris, M. Dreyfous, 1884). P. 113-125.

Paru aussi dans : Le Révolté : organe communiste anarchiste. — 2e série. — Paris : 1885-1887. — Année 9, nº 18 (6-12 aout 1887)