Accueil > Chansons > La Complainte du bleu

La Complainte du bleu

anonyme


Texte anonyme (1893). Sur l’air « À la Roquette » (1889) d’Aristide Bruant.


Mon pauv’ bleu ! Pourquoi renauder ?
Sois raisonnable
T’est pas ici pour cascader
Ni rire à table ;
Mais au contrair’, sacré veinard,
Chéri d’la France,
Pour qu’on t’habitue en peinard,
À la souffrance !
 
Par la chaleur, marchant chargé
Comme un’ bourrique ;
Sous l’œil d’un pied d’banc rengagé,
Pas gymnastique,
Tu f’ras des lei’ dans l’align’ment.
Prends patience,
C’n’est là que l’commencement
De ta souffrance !
 
Si ton fourrier fait du fourbi,
Avec adresse,
Dis-toi : « C’est l’intérêt d’bibi,
Faut pas q’j’engraisse. »
Un bon soldat doit éviter trop d’corpulence.
Afin d’pouvoir mieux résister
À la souffrance !
 
Quand viendra l’temps des grands frios,
Des giboulées,
Foulant la neig’ des godi’opts
Les mains gelées !
On t’laissera sur piac’ plusieurs heur’s
Par prévenance.
T’apprécieras tout’ les couleurs
De la souffrance !
 
Plus tard, lorsque tu sauras bien
L’art militaire,
Tu deviendras l’bon ang’ gardien
Du millionnaire :
T’iras soimet’ les moricaux
Minc’ de vaillance !
L’richard pig’ra les monacos,
Toi la souffrance !
 
T’iras partout, suivant l’drapeau
de la patrie !
T’auras d’la vermin’ sur la peau,
La dyssenterie ;
Qu’importe ! Amasse abondamment
De la vengeance ;
Mais, en attendant l’bon moment,
Rong’ ta souffrance !
 
Pourtant n’cou’ pas dans les discours
Des vieux d’la classe,
Qui près d’partir s’croi’ pour toujours
Loin d’la mélasse.
Non ! car, vois-tu, n’ya que l’chambard
D’la gouvernance
Pour t’arracher, peuple ou truffard,
À la souffrance !

Chanson parue dans Le Père Peinard nº 228 (30 juillet-6 aout 1893).

Parait aussi dans l’Almanach du Père Peinard pour 1898 - an 106, avec musique, p. 36-37.

Le bleu, argot militaire, est un débutant.

La Roquette est un ensemble de prisons parisiennes. La Grande Roquette (fermée début 1899) accueillait notamment les condamnés à mort. La Petite Roquette ferme en 1974.

Moricaud est un terme argotique du Père Peinard (Émile Pouget) pour les habitants aussi bien d’Afrique du Nord que de l’Afrique noire ( »massacre de moricauds et d’amazone […] du boucher Dodds » au Dahomey). Ce terme avec tous les termes ethniques ou de métiers utilisés par cet auteur (youtre, alboche, italboche, ilalgos, …) par effet de style (mais aussi anarchos, …), ne se veulent pas péjoratifs hors contexte mais le deviennent de fait dans le parler de tous les jours y compris dans des articles du Père Peinard.

Portfolio