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Le Proscrit de 1871

Châtelain, Eugène


Texte d’Eugène Châtelain (1877).


À Auguste Gamé

J’ai combattu pour ma pensée,
Pour la justice et pour le Droit,
Contre une foule intéressée,
Dont le capital est le roi.
J’ai combattu contre les crimes
De la vieille société,
Qui martyrise ses victimes,
Au nom de la propriété.
 
Par les balles couché par terre,
Je me suis relevé, vaincu,
Et depuis ce temps j’ai vécu
Sous le ciel gris de l’Angleterre.
 
Mourir n’est rien. C’est tout de vivre ;
Mais comment faire pour manger ?
Le maître a dit : — Il vous faire suivre,
Comme les moutons, le berger —
En m’insurgeant contre cet ordre,
Révolté, j’ai fit mon devoir ;
Je suis tombé sans pouvoir mordre,
J’ai vu le sang de l’abattoir.
 
Par les balles couché par terre,
Je suis relevé, vaincu,
Et depuis ce temps j’ai vécu
Sous le ciel gris de l’Angleterre.
 
Quand se rouvrirent mes paupières,
Immobile était tout mon corps,
J’étais étendu sur des pierres,
Et, seul vivant, parmi des morts.
Le combat s’achevait terrible…
Les obus courant dans les airs,
Je me traînais presqu’insensible
À la lueur de leurs éclairs.
 
Par les balles couché par terre,
Je suis relevé, vaincu,
Et depuis ce temps j’ai vécu
Sous le ciel gris de l’Angleterre.
 
Parvenu près d’une masure,
J’y frappai ; la porte s’ouvrit.
— Voulez-vous panser ma blessure ? —
Dis-je. Sans répondre, on me prit.
J’étais sauvé. C’est une fille
Belle d’audace et de vertu,
Que me reçut dans sa famille ;
Elle même avait combattu.
 
Par les balles couché par terre,
Je suis relevé, vaincu,
Et depuis ce temps j’ai vécu
Sous le ciel gris de l’Angleterre.
 
Un mois après, de l’Angleterre
Je respirais les brouillards noirs,
Et, dans mon logis solitaire,
Je rêve depuis de longs soirs :
Je rêve une entente meilleure,
Un monde mieux meilleure,
Un monde mieux coordonné ;
Mais avant qu’en résonne l’heure,
À mourir je suis condamné.
 
Par les balles couché par terre,
Je me suis relevé, vaincu,
Et depuis ce temps j’ai vécu
Sous le ciel gris de l’Angleterre.
 
Si l’exil n’est point l’esclavage,
Si l’exil n’est point le prison,
Il transforme l’homme en sauvage,
En annihilant sa raison.
Communeux miné par la fièvre,
Semblable à l’enragé qui mord,
Avec le délire à la lèvre,
Je lutte encor contre la mort.
 
Par les balles couché par terre,
Je suis relevé, vaincu,
Et depuis ce temps j’ai vécu
Sous le ciel gris de l’Angleterre.

Paru dans : Chatelain, Eugène. les Exilées de 1871 : poésies, fables, chansons, Paris, Patay, 1886, p. 253-255.

Paru aussi in : Manfredonia, Gaetano. — Libres ! Toujours… : anthologie de la chanson et de la poésie anarchistes au XIXe siècle. — Lyon : Atelier de création libertaire, 2011 (p. 50-51).