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Lettre d’un déserteur

Saphir, Paul


Texte et musique de Paul Saphir (≤1903).


1
Je l’écris en hâte, ô. mon adorée.
Pour faire cesser ton affreux tourment.
Hier, j’ai quitté l’abjecte livrée
Si chère aux bourreaux de mon régiment.
Lorsqu’on m’arracha, pâle, à ton étreinte,
Que de quolibets nous ont assaillis !
Et je dus subir l’infâme contrainte.
On doit avant tout servir son pays !
 
2
Chacun m’avait dit qu’allant à l’armée,
Je trouverais là des cœurs fraternels ;
Que, pour ses enfants, la Patrie aimée
A formé des chefs aux soins paternels.
Tout cela n’était qu’erreur ou mensonge :
L’injustice y tient la place d’honneur ;
La Fraternité ne s’y voit qu’en songe :
Sur tout libre esprit plane le Malheur !
 
3
On y peut pourtant pratiquer ses vices.
Même les plus bas ; n’avoir rien d’humain ;
Si l’on rend aux forts de louches services,
On y peut alors faire son chemin.
Mais gare ! à celui dans l’œil duquel brille,
De sa dignité, le trop vif éclat !
Un mot, un regard, une peccadille :
Et l’on nuis en fait de suite un forçat !
 
4
Pour un simple accroc à la discipline,
Ils m’ont fait goûter, à leur Biribi :
Aux infects silos, à la crapaudine,
Aux coups des chaouchs ! — Oui, j’ai tout tout subi !
On ne me sortit de cette caverne,
Où m’ont torturé les pires bandits,
Que pour m’imposer l’ancienne caserne
Où règnent encore tous mes chefs maudits !
 
5
Ah ! si tu savais avec quelle rage
Ils ont outragé ton pauvre meurtri !
Ayant plus d’amour qu’ils n’ont de courage,
Voulant te revoir, je n’eus pas un cri.
S’ils ont jamais cru, dans leur étroitesse,
Qu’on mâle un esprit d’âpre liberté.
Ils furent déçus. J’eus moins de faiblesse
Qu’ils n’ont de bêtise et de lâcheté.
 
6
Très crâneur, un soir, un sortir d’un bouge.
L’un d’eux, qui s’était réservé ma mort.
Me frappa soudain. Du coup, je vis rouge…
Cette fois, c’eut moi qui fus le plus fort !…
— Et voilà comment la « Mère Patrie »
Forme chaque jour tant de déserteurs…
Pour moi. je suis libre ! Enfin, ma chérie.
Nous allons pouvoir unir nos deux cœurs !
 
7
Unissons-nous donc, ma chère adorée !
Contre les méchants, nous nous liguerons.
Pour stigmatiser la horde abhorrée
Des hommes de sang, nous nous lèverons.
Et nous répondrons la saine parole
D’amour, de justice et de vérité.
Qui fera germer pour lu jeune école.
Le fruit tant rêvé de ta Liberté !

Paru aussi in : Le Libertaire, 4e série (1899-1901), in 9e année, nº 23 (8-15 mars 1903).