Accueil > Chansons > Les Infiniment petits

Les Infiniment petits

Veidaux, André


Texte d’André Veidaux (≤1899).


1
Dans son injustice et dans sa vanité,
L’Homme, ivre des théologies
Qui flattent sa divine effigie,
Contre la Nature s’est révolté…
 
Accablée sous la terreur puérile
Des phénomènes saugrenus
Du temps et de l’espace mal connus,
Sa naissante raison, comme une lie
De toutes parts par l’océan battue,
S’exhale, toute tempête bue,
En prières à la Force mystérieuse…
 
Son adolescence industrieuse
Ne lui révéla point la vérité.
— L’Homme, en son ignorance capitale,
S’absorbait en des extases fatales
Et, révoquant l’obscure animalité,
La substance en énergie et la nature,
Icare de mythes circonstancies,
Il préférait souscrire à l’imposture
Qui le faisait choir du haut d’un ciel !
 
Sa maturité pénible de conscience
S’abîma dans le recueillement…
Si l’analyse du pourquoi et du comment
Lui eût suggéré quelques efficiences
Des causes obstruées qu’il interrogeait ?…
Mais le vice de vanité l’affligeait.
 
Comme un ouvrier sublime et méritoire
Se campant ferme et dénudant ses bras,
Il avait vidé la hotte de l’Histoire,
Trié sa ferblanterie et ses papiers gras ;
Frémissant d’une audacieuse pensée,
Il avait escaladé les airs
Et, cent fois les explorant, découvert
Que les cieux de dieux étaient déserts :
Les théogonies étaient effacées !
Comme les héros des cycles fabuleux,
Et surpassant négligemment leur taille,
Il avait réduit en d’émouvantes batailles Les éléments tumultueux…
L’Univers entier devenait la chose
Domestique qui permet qu’on se repose,
Et les poètes émerveillés
Chantaient à l’envie l’apothéose…
 
Quoi ! la foule des ancêtres humiliés
Devant tant de sottise et tant d’ingratitude
Relève l’outrage et verse l’inquiétude
Dans l’âme impudente de ces humains
Qui, parvenus au seuil des béatitudes,
Répudient ceux qui frayèrent le chemin :
 
2
« Tel Œdipe, ignorant son père,
Sur la route un jour le tuait,
Tel l’Homme, ignorant de la terre
Et du paganisée mystère,
Tue et renie, infatué,
Ses parents de race lointaine,
Géants au labeur obstiné,
Malgré leur petitesse certaine.
Or, dont l’esprit est irrité !
 
« Car nous sommes de la Nature
L’effluve des premiers conflits,
Et toute sa progéniture, Sa progéniture future.
Fut féconde en notre lit !
Nous avons du ciel et de l’onde
Affermi les lâches ressorts,
Puis nous avons créé le monde
De nos ridicules efforts !
 
« De la matière une et sans forme,
De cette énergie au dessein
Sans volonté, malgré qu’énorme,
Nous avons pénétré la norme
Jusqu’en la chaleur de leur sein,
D’elles ayant extrait la vie
Que nous avons incluse en nous…
Hélas ! grâce à notre génie.
Nous pûmes vous mettre debout !
 
« Nous avons, bravant les orages,
Pu gravir orgueilleusement
La longue spirale des âges…
La vie est-elle l’apanage
Des opiniâtres ferments ?
Nous fûmes les primes cellules
Que la chimie en rut forma,
L’albumine aux fécondes bulles,
De l’amoral protoplasma !
 
« Et depuis, malgré les sophistes,
Ô végétaux, vous, animaux,
Homme enfin des noirs égoïsmes,
Fronts magistraux de l’esthétisme.
Qu’êtes-vous, sinon des grumeaux
De notre chair, de notre écume,
Rien qu’un chaos de visions
Sur lesquelles votre amertume
Ne se fait point illusion ?
 
« Sur terre, il n’est que notre race,
Hommes, lanterniers d’Aladin !
Qu’importe la mauvaise grâce
Qui vous fait ternir notre trace,
Oui, qu’importe votre dédain !
Fleurs de la vie originelle,
Nous commençâmes les premiers ;
Pleurs de la froidure mortelle,
Nous nous en irons les derniers !
 
« Ô la sinistre et vieille école,
Du leucocyte à l’éléphant !…
Ugolin mûré dans les geôles
Et que la faim aiguë affole
Dévorera bien ses enfants !…
Les faibles sont la nourriture
Des plus fourbes et des plus forts :
Ceux-ci deviennent la pâture
Des hommes plus goutons encor !
 
« On salue au moins les victimes
Qu’on sacrifie à ses repas !
Quand l’assassin commet le crime
Sa proie a des cris légitimes
Que l’autre ne méprise pas !…
Homme, la nature évolue,
Et de ce que tu crois inné
Tout est notre œuvre méconnue,
Rien jamais ne fut spontané !
 
« Ton existence est notre chose,
Car ton corps n’est que le terrain
De nos propres métamorphoses.
Nous disposons si tu proposes,
Car nous avons le pied marin,
Et sur la mer calme ou hardie
Ton pauvre exquis épouvanté
Ne vaut santé ou maladie
Que selon notre volonté !
 
« Réfrène ta morgue insultante,
Pauvre homuncule impersonnel !
Mais tu n’es que la résultante
De la lutte épique et constante
Dont c’est toi le lieu solennel ?
Ah ! tu révoques tes ancêtres,
Tous ces infiniment petits ?
Eh bien, ces petits sont tes maîtres,
Tes désirs sont leurs appétits !
 
« Ô divin génie ! — incapable
De formuler un avenir
De paix fixe et de bonheur stable,
Que ton orgueil est lamentable,
Que ton destin est obéir !
Obéir non jamais à l’homme,
Ton frère et ton équivalent,
Mais obéir au sombre atome
Qui t’impulse de son élan !
 
« Que serais-tu sans les microbes,
Sans les mollusques, sans les vers,
Sans ces animalcules probes
Qui tissent et cousent la robe
Dont tu pares ton univers ?
Nous rendons l’atmosphère saine
Sous plus d’un ciel — sans oremus !
Et c’est nous qui de notre haleine
Fécondons encore l’humus !
 
« Rhizopodes, protocolaires,
Ô zoophyte des amolli,
Diatomée, ô statuaires,
Grands architectes de la Terre,
De ses sols et de ses sous-sols,
Ô microcosmes, bactéries,
Fondateurs d’empires vivants,
Ô amibes, ô décaties,
Fatales comme des amants !… »
 
3
Aussi la gloire de l’homme est d’un spectacle
Qui confond l’élémentaire probité…
Il est aisé de monter au pinacle
Quand l’ouvrier vous y a porté !
Les humbles qui bâtirent l’édifice
Sous lequel nous nous voyons abrités
Ont droit vraiment à un peu de justice,
— Oh ! rien qu’à la mémoire du sacrifice,
 
— Et nous, droit… à un peu de vérité !

Paru aussi in : Le Libertaire, 3e série (1899-1901), in nº 9 (31 décembre 1899-6 janvier 1900).