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L’Aurore

Loup, Jean


Texte de Jean Loup (≤1899).


Le gueux, sans feu, ni lieu, ni pain,
Par la nuit noire, va, clopin,
Errant à l’aventure,
Le corps las, les membres gelés,
Les flancs par la faim harcelés,
Le cœur mort de torture,
 
« Homme douloureux, attends-tu
Pour tuer l’estomac têtu,
Quelque bribe, une croûte,
Ou, pour poser ton corps perclus,
Un trou d’où tu ne seras plus
Renvoyé sur la route ?
 
— Je ne sais plus si je suis l is et si j’ai faim :
La Nuit m’épouvante et la Nuit est sans fin !
Pain et gite sont, pour moi, leurre,
Je compte l’heure…
Je vois la Nuit qui me renferme en sa prison.
Je ne sais comment fuir, je cherche à l’horizon
Si le jour ne vient pas encore.
J’attends l’Aurore ! »
 
Le peuple gueux, pillé, tondu,
Usé par le métier ardu,
Ou courbé sur la glèbe,
Broyant des dents l’âpre clameur,
Vit mal d’être un esclave et meurt
D’être le cerf de plèbe.
 
« Homme douloureux, attends-tu
D’être un peu moins mené, battu,
D’avoir quelque relâche ?
Ou que ton maître, puisqu’il peut,
Allonge ton salaire, un peu,
Pour ton prix d’être lâche ?
 
— Mes pauvres bras au cour labeur sont tout rompus.
Je sais mal comme ils font, moi jeûnant les repus.
La délivrance est, pour moi, leurre,
Je compte l’heure…
J’espère un peu. je ne sais quoi, morne lassé.
Il fait trop nuit en moi ; j’attends, le front baissé,
Le jour qui ne vient pas encore,
J’attends l’Aurore ! »
 
Les homes s’en vont à tâtons,
Cherchant de leurs frêles bâtons
La route coutumière.
Ils sont enveloppés de nuit,
Pourtant leur front, ridé d’ennui,
Est baigné de lumière.
 
L’Aurore sublime a surgi.
L’horizon pur s’est élargi.
Le jour domine !
Mais les hommes ont le front bas,
Les yeux cillés, sans voir, là-bas
qui s’illumine !
 
Vous faites là votre ténèbres, ô gueux humains !
Et c’est vous qui tissez vos linceuls de vos mains,
Car votre lâcheté vous leurre.
Vous comptez l’heure
Hommes ! dressez le front ! arrachez de vos yeux
Les écailies de nuit. Voyez jusqu’en les cieux !
Pour que l’Humanité s’essore.
Voici l’Aurore.

Paru aussi in : Le Libertaire, 2e série (1899-1899), nº 5 (17-23 septembre 1899).