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La Famélique

Loup, Jean


Texte de Jean Loup (≤1899).


1
C’est l’heure ou l’on mange,
Voilà que je sens un mic-mac
Dans l’estomac.
Ça me tient là, ça me démange,
Ça me déchira enfin,
Eh dam ! j’ai faim !
Jamais je ne mange à ma guise
Et ça fait trois jours, trois jours longs, sans fin,
Que mon appétit s’aiguise.
 
Je peux bien tenir trois jours sans manger,
Mais plus, il n’y faut pas songer.
 
2
Traînant mon corps veule
Je ne vois que gens s’empiffrer,
Bâfrer, goinfrer
Et s’en fourrer jusqu’à la gueule.
Je n’ai pauvre clampin,
Ni chair, ni pain
Quand les chiens même font ripaille :
Et je ne peux pas connue âne ou lapin,
Manger l’herbe, ni la paille.
 
La fièvre me tient à peine debout,
J’ai faim, bon Dieu ! je suis à bout !
 
3
Pain, vin, victuailles,
Ça crève le nez et les yeux,.
Mon pauvre vieux !
Où que tu soies, où que tu ailles,
Tout, fruits, viandailles, mets
Aux bous fumets,
Aux vitrines partout attendent.
Et vers les régals aspirés humés
Mes doigts tout crispés se tendent.
 
Mets les poings en poche et serre les bien,
Car tout cela n’est pas ton bien.
 
4
Détourne la tête,
Et va t’en au loin, l’œil perdu,
Le cœur tordu.
Presque pleurant comme une bête.
C’est un piège cela
Qu’on nous tend là.
On torture notre être avide
Et quand nous cédons, on nous crie : holà !
En coffrant le ventre vide.
 
Un morceau de pain vaut la liberté.
Bon Dieu ! comme je suis tenté !
 
5
Un jour que l’on rêve,
Sublime, tôt ou tard, viendra.
Où l’on prendra
La revanche des jours de crève,
Que tous les meurt de faim
Se ruent enfin
À l’assaut de leur nourriture,
Qui donc à ces gueux, fauves à la fin.
Pourra disputer leur pâture ?
 
Le jour attendu ne veut pas venir.
Mais moi je ne peux plus tenir.

Paru aussi in : Le Libertaire, 2e série (1899-1899), nº 3 (3-9 septembre 1899).