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Filles de joie

Herbel, Émile


Texte d’Émile Herbel (1889).


1
Dès le soir on voit la pierreuse
Vaguer, n’offrant à tout venant,
El chacun pour la malheureuse
Trouve un mot dur ou malsonnant,
On en rit, eh bien ! je m’indigne
Quand je vois un bourgeois crétin
Ayant par trop fêté la vigne
Insulter la pauvre catin.
 
Je juge plus bête qu’une oie
Ce passant brutal ou moqueur ;
Pour moi, je la plains de tout cœur,
La fille de joie.
 
2
Bourgeois, qui la trouves coupable,
Vous dites qu’elle eût dû choisir
Quelque métier moins méprisable ;
En eut-elle donc le loisir ?
Sans doute l’amère détresse
Souvent lui fit souffrir la faim,
Et lui fit vendre sa jeunesse,
Sa beauté pour un peu de pain.
 
Dès l’enfance elle fut la proie
De la misère et du malheur ;
Elle naquit pour la douleur,
La fille de joie.
 
3
Ô vous qui passez dans la vie
Sans connaître la pauvreté,
Femmes du monde qu’on envie,
Pour la fille point d’âcreté.
Qui donc parmi vous se croit sûre,
En ne mangeant pas tous les jours,
De garder de toute souillure
Son cœur, son corps et ses amours.
 
Vous que jamais on ne rudoie,
Vous dont l’existence est un jeu,
Femmes riches, plaignez un peu
La fille de joie.
 
4
Eh ! cette femme est la victime
D’un monde égoïste et bourgeois ;
Sa chute ! c’est encore un crime
À l’actif de vos tristes lois.
Oui, lorsque viendra la Sociale
Qui fera de vos superflus
À besoins égaux part égale,
Les femmes ne se vendront plus.
 
Oh ! qu’elle apparaisse et flamboie
L’aurore immense du grand jour
Où tous auront droit à l’amour
Et droit à la joie.

Paru dans L’Attaque : organe socialiste révolutionnaire (1888-1890), nº 38 (20-27 avril 1889).