Accueil > Chansons > Les Chienlits

Les Chienlits

Herbel, Émile


Texte d’Émile Herbel (≤1889).


1
Dansez ! riez ! ô chienlits !
Miséreux hâves et pâlis !
Qui pour des costumes baroques,
Bazardez vos dernières loques.
Demain vous verra reposer.
Hardi ! sachez vous amuser !
Oubliez toutes vos misères !
Accomplissez votre désir !
D’autres que vous, ô pauvres hères !
Toute leur vie ont du plaisir.
 
Et ces marques-là ne sont pas
De pauvres pierrots au teint blême,
Maigres comme des échalas.
Si, pour nous, c’est toujours Carême,
Pour eux c’est toujours Mardi-gras.
 
2
Gueux jadis, riche maintenant ;
Voyez ce bourgeois bedonnant :
Œil sans éclat, visage glabre,
Bouche fendue en « coup-de-sabre »,
Larges épaules, cou puissant
Qui prédispose aux coups de sang.
C’est un parvenu, car cet homme
Prit sa fortune sou par sou
Aux ouvriers, (bêtes de somme).
À la chienlit ! le grigou !
 
Aussi ce masque-là n’est pas
Un pauvre pierrot au teint blême
Aussi maigre qu’un échalas.
Si, pour nous, c’est toujours Carême
Pour lui c’est toujours Mardi-gras.
 
3
Et cet autre aux longs cheveux plats,
Aux gestes lents, aux airs béats,
Au groin de chercheur de truffes,
C’est le plus hardi des tartufes.
C’est un poisson de bénitier,
Hypocrite dont le métier
Est de vendre des pâtenôtres !
Il vit de l’argent du nigaud,
Ses dîners valent dix des nôtres !
À la chienlit ! le cagot !
 
Aussi ce masque-là n’est pas
Un pauvre pierrot au teint blême
Aussi maigre qu’un échalas.
Si, pour nous, c’est toujours Carême
Pour lui c’est toujours Mardi-gras.
 
4
Quel est ce masque chamarré,
Des pieds à la nuque doré,
Cheveux plaqués sentant le rance !
Mais, c’est le Sauveur de la France !
C’est le soutien de son drapeau.
Ignoble culotte de peau !
Infâme parmi les infâmes !
On l’a vu, sur le Boulevard,
Mitrailler les enfants, les femmes,
à la chienlit ! le soudard.
 
Aussi ce masque-là n’est pas
Un pauvre pierrot au teint blême
Aussi maigre qu’un échalas.
Si, pour nous, c’est toujours Carême
Pour lui c’est toujours Mardi-gras.
 
5
Juges vendus ! banquiers forbans !
Députés vendeurs de rubans !
Cabotins infects ! tourbe immonde !
Vous tous ! les pourris du Vieux-Monde !
Tous les tarés ! tous les salis !
Continuez, ô chienlits !
Votre bourgeoise mascarade.
Mais toi ! payeur de pots cassés !
Crève-la-faim, mon camarade,
N’en as-tu pas bientôt assez ?
 
Prends un lingot et fiche à bas
Ces masques suant l’anathème !
Que ta chanson sonne leur glas !
Trop longtemps tu fis le Carême,
À ton tour fais donc Mardi-Gras.

Paru aussi in : L’Attaque : organe socialiste révolutionnaire (1888-1890), nº 33 (2-9 mars 1889).