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Pauvre fille !

Herbel, Émile


Texte d’Émile Herbel (≤1889).


1
C’est la. nuit ! sur le quai tout noir
Une enfant de seize ans à peine
En proie à l’âpre désespoir
Va pleurant le long de la Seine :
« Pas de travail et pas de pain !
Je suis lasse ! j’ai froid ! j’ai faim ! »
Dit-elle, « Oh ! que la vie est dure ! »
Et l’enfant écoule soudain
La voix du fleuve qui murmure :
 
« Les flots se feront caressants
Pour enlacer les seins naissants,
Pour effleurer ta bouche rose.
Viens enfant ! viens chercher l’oubli !
Les herbes te feront un lit.
Repose ! »
 
2
Et la voie continue ainsi
« Pauvre fille ! tu désespères
Alors que chantent sans souci
Les enfants joyeux et les mères.
Une mère ! tu n’en eus pas
Pour diriger tes premiers pas
Pour te bercer sur sa poitrine !
Viens donc ! la Mort le tend les bras !
Elle sera pour toi câline. »
 
« Les flots se feront caressants
Pour enlacer les seins naissants,
Pour effleurer ta bouche rose.
Viens enfant ! viens chercher l’oubli !
Les herbes te feront un lit.
Repose ! »
 
3
« Tu ne connus ni l’amitié,
Ni l’amour, si doux au cœur frêle ;
Qui sait mème si la pitié
Te toucha jamais de son aile !
Qu’à m’obéir ton cœur soit prompt.
Viens ! les vagues te berceront
De leur mouvement lent et vaste,
Les poissons d’argent, sur ton front
Mettront leur baiser le plus chaste. »
 
« Les flots se feront caressants
Pour enlacer les seins naissants,
Pour effleurer ta bouche rose.
Viens enfant ! viens chercher l’oubli !
Les herbes te feront un lit.
Repose ! »
 
4
« Quel est ton avenir, enfin,
En ce monde fait d’injustice !
Où, pour échapper à la faim,
Tu n’aurais qu’un moyen, le vice.
Passif instrument de plaisir,
Veux-tu voir ton cœur se flétrir !
Veux-tu faire un métier immonde !
Veux-tu désapprendre à rougir ?
Non ! laisse-toi glisser dans l’onde ! »
 
« Les flots se feront caressants
Pour enlacer les seins naissants,
Pour effleurer ta bouche rose.
Viens enfant ! viens chercher l’oubli !
Les herbes te feront un lit.
Repose ! »
 
5
Alors, étouffant un sanglot
L’enfant fait quelques pas et glisse
Le long de la berge, et le flot
Bientôt met fin à son supplice,
Voilà votre œuvre ! ô dirigeants !
Vos lois font que les pauvres gens
Ont un avenir de misère,
Et que des enfants de seize ans
S’en vont rouler à la rivière.
 
Flots ! faites-vous bien caressants
Pour enlacer leurs seins naissants,
Pour effleurer leur bouche rose.
Donnes-leur l’éternel oubli !
Que leur tête sur un doux lit.
Repose.

Paru aussi in : L’Attaque : organe socialiste révolutionnaire (1888-1890), nº 28 (5-12 janvier 1889).