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Pour les venger !

Vernet, Madeleine


Texte de Madeleine Vernet (1915)


À Léon et Maurice Bonneff. À tous nos amis disparus

Ô Guerre ! — ô boucherie infâme, tu nous prends
Nos frères les meilleurs, les plus purs de nos rangs ;
Les compagnons amis qui rendaient moins abrupte
La route périlleuse et rude de la lutte.
Tu les prends ! — Courageux, stoïques, ils s’en vont
Le cœur vaillant et droit ; mais la rougeur au front.
Car ils avaient rêvé la paix reine du monde,
Les peuples fraternels. — Et puis le canon, gronde ;
Et puis c’est la tuerie, et l’horreur et le sang,
Et tous nos grands espoirs au cloaque sombrant.
 
Ils s’en vont ! — le front lourd et le regard farouche ;
Un jour vient, le carnage en la tombe les couche
Et les jette au néant, frémissants, éperdus,
Avec l’amer regret de leurs efforts perdus.
— Oh ! je pense à ce qu’elle fut votre agonie,
Camarades aimés dont la tâche est finie…
Je pense au désespoir immense, au doute affreux
Étreignant votre cœur humain et généreux,
Alors que vous sentiez en cet instant suprême
Votre cher idéal mourir avant vous-mêmes…
 
Sur la liste où leurs noms sont déjà si nombreux
Voici que mon regard tombe sur deux d’entre eux :
Deux frères tout remplis de force et de jeunesse,
Deux frères qu’unissait une égale tendresse ;
Deux hommes au grand cœur, deux amis des petits,
Dont nous tous admirions les courageux écrits.
Partout où l’artisan, sous la lourde injustice
Des lois asservissant le travail au caprice
De puissants parvenus, sans force se débat,
— Fiers champions du droit menant le bon combat, —
Ils venaient élever leur voix justicière.
Souvent nous les trouvons dans l’histoire ouvrière,
Revendiquant pour ceux qui souffrent sous l’affront,
Sans oser protester ni relever le front :
Les femmes, les enfants, tout ce qui craint et tremble.
 
Jamais on ne les vit que tous les deux ensemble.
Leurs deux noms réunis semblaient n’en former qu’un ;
Leurs cœurs, que rapprochait un idéal commun,
Avaient pour s’exprimer un unique langage,
Et le même reflet éclairait leur visage.
 
Tous les deux ils avaient la foi dans l’avenir,
La force et l’action chez eux venaient s’unir
À la sérénité haute de la pensée.
Ils croyaient que l’erreur, par la raison chassée,
Un jour disparaîtrait du monde et des cerveaux.
Tels on voit s’envoler les nocturnes oiseaux
Quand l’aurore revient épandre sa lumière.
Ils savaient qu’il fallait pour cela, pierre à pierre,
Élever lentement, sans se lasser un jour,
Le temple de beauté, de science et d’amour,
Qui serait le foyer de la grande justice,
Et saper du passé l’effrayant édifice.
Ils savaient que c’était un travail de géants,
Qu’il y fallait des cœurs et des muscles puissants,
Des hommes résolus. Mais ils avaient la foi :
Ils croyaient au triomphe infaillible du droit.
 
Un jour — jour de terreur et de folle épouvante —
La guerre nous montra sa face menaçante.
Adieu le fier travail, adieu le noble effort,
Espoir, beauté, bonté sombrent devant la mort.
Alors, malgré le doute et la désespérance
Qui tombaient sur les cœurs, dans ce chaos immense,
Où l’esprit se perdait, cherchant confusément
La ligne du devoir austère du moment,
Les deux frères unis comme ils l’étaient sans cesse,
Fièrement, simplement, partirent sans faiblesse,
Leur conscience ayant loyalement jugé
Où se trouvait le droit qu’il fallait protéger.
 
Ils sont partis ! — hélas ! ô duretés des guerres. —
Nous ne les reverrons plus jamais les deux frères ;
Ils ne reprendront pas leur œuvre de bonté :
La mort les a couchés dans son obscurité.
 
Oui, le rang s’éclaircit à chaque jour qui tombe ;
Chaque jour nos amis sont ravis par la tombe
Et l’effroi nous étreint lorsque nous les comptons.
— Pourtant, haussons les cœurs, nous autres qui restons.
Domptons le désespoir et domptons la souffrance ;
De nos amis tombés recueillons la vaillance ;
Comme ils ont su mourir sachons rester vivants ;
Si nos rangs sont frappés, amis, serrons nos rangs.
Rapprochons-nous toujours plus près les uns des autres,
De l’idéal meurtri, restons les fiers apôtres ;
Restons pour propager l’ultime vérité
Par qui sera sauvée un jour l’humanité.
 
Calmes et recueillis laissons passer l’orage
Et pensifs, résolus, songeons à l’héritage
Que nous lèguent ceux-là qu’aujourd’hui nous pleurons
Il nous faut les venger, et nous les vengerons.
 
Oui, les venger amis, – que ce mot ne vous fâche –
Les venger est pour nous la plus auguste tâche ;
Mais le sabre et l’épée et tous les noirs engins
Ne sont point les outils dont s’armeront nos mains.
Car nous n’en voulons pas aux hommes, ces victimes
Que l’ignorance abuse et pousse vers l’abîme.
L’ignorance ! — Voilà l’ennemi, le fléau
Qu’il faut viser, qu’il faut mettre dans le tombeau.
La routine et l’erreur, les voilà les frontières
Que seules nous devons briser dans nos colères :
Nos amis sont tombés victimes de l’erreur,
C’est contre elle que doit s’armer l’esprit vengeur.
— Car l’esprit ! le voilà notre champ de bataille…
 
Dormez donc, compagnons que faucha la mitraille.
Nous qui restons debout avec le souvenir,
Nous allons travailler au meilleur avenir,
Qu’ensemble nous avons tant évoqué naguère.
Nos cerveaux élargis par l’horreur de la guerre
Sont devenus soudain plus fermes, plus profonds ;
Et, mûrs pour les labeurs utiles et féconds,
Nous allons travailler…
 
Et sans fanfaronnades,
Sur votre tombe un jour nous viendrons, Camarades,
Après avoir vaincu tous les vieux préjugés,
Vous crier fièrement que vous êtes vengés.

Épône, avril-mai 1915


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