Gousse-d’ail : mœurs de Café-Concert
L’heure verte
Dans la partie du boulevard comprise entre les portes Saint-Denis et Saint-Martin, se trouvent trois ou quatre estaminets qui sont le rendez-vous habituel des artistes, auteurs et compositeurs de café-concert.
Boulevard Saint-Denis, en face du fameux nègre, le café de La Chartreuse, est spécialement le lieu de réunion des artistes ; il est, d’ailleurs, tenu par un des leurs. Là, les directeurs d’établissements de second ordre, sont toujours sûrs de trouver des chanteurs au cachet. Au Louis XIV, se rencontrent les Dumaine et les Marie-Laurent de province. Et pendant qu’au Louis XIV on entend des conversations de ce genre :
— Té ! Rastagnac ! Et d’où viens-tu ?
— De Perpignan, mon bon. Un succès… J’ai surpassé Taillade dans le Bossu… Mon bénéfice m’a rapporté, net, 149fr.20, plus, quinze couronnes et un engagement en vue pour la Porte-Saint-Martin. Sarah-Bernhardt, de passage dans la ville, me l’a formellement promis.
…
— Comment, tu ne te souviens pas de la petite Claire Demortreux ? Une blondinette qui jouait la Carte postale dans la revue des Gobelins ?
— Ah ! oui, oui, maintenant, j’y suis. Où est-elle, à présent ?
— Au Théâtre-Michel, à Pétersbourg. Un engagement splendide, des boyards en perspective et… Paniquet pour amant…
— Cet affreux comique à tête de singe rouge ?…
— Oui, mon petit.
— Pauvre fille !…
À La Chartreuse, c’est une autre note. Toute une foule de ratés, de désœuvrés : calicots, clercs d’huissiers, etc., viennent se mêler aux véritables artistes, espérant y trouver un cachet pour le Jardin du Brésil ou les Folies Bout-de-Bois.
Ce dernier café est un des plus drôles de toute la ligne des boulevards. Le danseur comique y coudoie la chanteuse, genre Duparc ; le ténor, aux yeux de merlan frit, fait sa manille avec un Paulus de quinzième classe, un sous Ouvrard et une romancière, pendant qu’un baryton, à tête de boucher, débine à un clown, surnommé l’Homme-Squelette, les ladreries d’un directeur de Meaux, qui vient de l’engager pour huit représentations :
— Un salop que ce Dulosier ! Il mène sa troupe en vrai garde-chiourme qu’il est. Le jour, répétition publique ; le soir, concert jusqu’à onze heures. Entre deux tours de chant, les artistes sont obligés de ceindre le tablier blanc et, de servir les bocks ! De onze heures à une heure, bal. Les femmes de la troupe sont forcées d’y assister, pour attirer et entraîner le public ! Défense de manger ou boire, autre part que chez lui ; défense aussi de loger ailleurs. Et tout cela, pour deux cents francs par mois. Lors de ma dernière tournée, j"ai failli l’étrangler. Ne voulait-il pas me faire faire l’homme-sandwich ! Me vois-tu, moi, un ancien choriste de l’Opéra-Comique, traînant dans les rues de Meaux l’écriteau du père Dulosier ! … Tiens. voilà Georgina. Tu permets un instant, pas vrai ?
Et le baryton rejoint une grosse fille, aux cheveux ébouriffés, qui a un engagement pour Port-Saïd…
…
Boulevard de Strasbourg, deux autres cafés : le café de la Scala et le café Raffestin, abritent les auteurs et compositeurs. Le premier, récemment transformé à la suite des prescriptions de la commission d’incendie, a perdu de son prestige et la plus grande partie de sa clientèle, traversant le boulevard, s’est jointe aux nombreux clients du café Raffestin, plus spacieux, mieux aménagé, et où l’on a le plus de chance de rencontrer des copains. Nous sommes le 5 avril, jour béni des auteurs et compositeurs, c’est le jour des droits. L’endroit est très animé et un rayon de soleil printanier ayant fait son apparition, on a préparé la terrasse. L’absinthe coule à flots et les conversations vont leur train :
— Pssst ! Hé !Moreuil !
— Tiens, ce cher Paquis. Combien as-tu touché ?
— Deux cent trente francs pour mon trimestre, un sale trimestre !
— Et toi ?
— Trois cent cinquante-sept, trente-trois. Il est vrai que j’ai mon grand succès : Le Tambour-Major cul-de-jatte, qui a été chanté dans tous les concerts de Paris ; mais c’est égal, on a du m’estamper. Faudra que j’aille vérifier les programmes. La dernière fois, j’ai ainsi retrouvé près de trente francs. À propos, Mancha-Pell vient de me lire un monologue épatant : Le lapin de Clara. C’est crevant !…
— Le lapin de Clara ? Moi, j’ai fait la même chose sous le titre de : Mélina, pas de lapin ! C’est mon idée ! En voilà un qui ne se gène guère, par exemple !
— Bast ! tu n’en es pas à un succès près. Qu’est-ce que cela peut te faire.
— Je sais bien. Seulement, c’est embêtant, quand on a fait Polichinelle enfant, Tu peux r’venir et l’Écho, de se voir prendre ses idées par Mancha-Pell, voilà tout !…
— Tu as raison. Tu sais que Millever vient de lancer trente nouvelles chansons ou récits.
— C’est-il bien de lui ?
— On m’a assuré qu’il les faisait faire dans les prisons.
— Alors ce sont des chansons de lisière, dit un nouvel arrivant en prenant place à la table.
— Bravo ! exquis !
— Ça, c’est crevant ! s’exclame Moreuil. Sacré Varon, va ! toujours le même !
— C’est pas tout ça, qui est-ce qui régale ? interroge Varon.
— Ah ! pas moi, tu sais, répond Paquis, j’ai un billet à payer, demain ; mon terme, le huit ; puis, je dois sept ou huit francs de consommations à Guillaume. Alors tu comprends.
— Tu ne dois que ça, réplique Moreuil, une misère, mon cher. Quand je vais avoir bouché tous mes trous, il ne me restera pas un rond. Et je n’ai plus de bottines.
— Tiens, dit Varon, voilà justement Bourgès, j’ai deux mots à lui dire, à propos d’une chanson dont il doit me faire la musique. Je reviens, dit Varon en se levant de table.
Dès qu’il fut parti, les deux amis commencèrent à le débiner :
— Enfin, dit Paquis, qui ne faisait rien de la journée, comment ce garçon-là peut-il vivre ? Il ne travaille jamais. Et, puis, réellement ; a-t-il quelque chose dans le ventre.
— Dam ! je n’en sais rien. Quant au talent, il a fait le Pompier de Gonesse, c’est vrai, mais, moi, j’ai fait Un Voleur, quel succès !…
— Oui, je le sais bien. Je le crois un peu vantard, ton Varon. Il a toujours des affaires superbes en train. Comme sa blague de musique avec Bourgès. Il est donc musicien, Bourgès ?
— Avec ça, que tu ne sais pas le contraire. Il fait comme toi, mon vieux, il fredonne un air au père Féssy, l’ancien musicien des équipages de la flotte. Celui ci le note, fait l’accompagnement et, moyennant cent sous que vous lui donnez, vous signez la musique.
— Pas moi, c’est faux ! Je fais tout moi-même.
— Même les vers faux !…
— Toi, tu n’as rien à dire, non plus, tu sais ? Tous tes succès, sont en collaboration.
— C’est possible, mais ils tiennent debout.
— Ah ! oui, causons-en ! Dans Un Voleur, tu parles d’une bonne femme de quatre-vingt-deux ans, aveugle, qui ne trouve plus d’ouvrage et tu fais tenir au gamin le raisonnement d’un homme de trente ans…
— Et toi, dans Polichinelle enfant…
— Pardon, laisse-moi continuer. Dans l’Aveugle et l’Enfant, un bambin offre sa casquette à un vieillard presque centenaire. Je cite :
Ah ! dit-il. prenez ma casquette,Pour réchauffer vos cheveux blancs.
— T’es-tu représenté le ridicule de cette tête de vieillard, affublée d’une casquette de gamin de
huit ans ? Et ta figure des cheveux blancs ? Ce que c’est risqué ! Tiens, Moreuil, je te le jure, j’ai eu mal aux cheveux, souvent, mais, jamais froid, vrai !
— Tu es trop bête pour comprendre, répliqua Moreuil vexé, j’ai voulu faire une figure philosophique !
Comme la discussion tournait à l’aigre, quelques camarades s’approchèrent. D’un coup-d’œil, les deux amis se comprirent et pour ne pas faire connaître la cause de leur querelle, Paquis demanda, d’un air dégagé, au compositeur populaire Brancer, le Brummel du café-concert :
— De qui est donc le groupe Carpeaux ?…
À l’intérieur du café, toutes les banquettes sont garnies de consommateurs. Un nuage de fumée flotte dans la salle, ternissant les dorures des glaces. Un brouhaha indescriptible, semblable à celui d’une halle, monte lentement, coupé de temps en temps par le choc des billes des billards du sous-sol, la chute d’une petite cuillère au son argentin ou le cri, longuement modulé, en forme d’appel, de :
— Guillômme !
Un type, ce garçon de café ! Connaissant tous ses clients, leurs boissons favorites, leurs journaux préférés et dépistant les panés, les râflés, ceux qui glissent les soucoupes sous les banquettes, les emportent dans leurs poches ou les font passer sur les tables voisines.
Excellent garçon, d’ailleurs, serviable envers ses habitués, ouvrant un crédit de deux à dix consommations et prêtant parfois jusqu’à cent sous !
Là, diversement groupés, sont les fournisseurs habituels du Café-Concert. Voici d’abord Jules Jouy, avec sa bonne figure railleuse, au large front, aux yeux pétillants de malice, qui cause avec son Oreste, son inséparable collaborateur Gerny :
— Oui, mon vieux, je suis en train de corriger les épreuves de mon bouquin. Je compte sur un succès. J’ai fait une véritable olla-podrida : Chansons, romances, scies, monologues, récits, vers, etc. Tu verras ça. À propos, est-ce que la dernière machine pour Bonnaire est visée ?
— Tais-toi donc, il faut modifier quelques vers dans le 2º et le 4e couplets.
— Donne-moi donc cela. Je vais l’arranger de suite.
— Guillaume ! de quoi écrire !. Pendant ce temps, tu vas lire ce sonnet et tu me donneras ton avis.
Et pendant que le brillant chansonnier fait ses rectifications, Gerny lit le sonnet suivant :
La bibine du Père LunetteNon loin des hautes tours de notre cathédrale.Git ce bouge où souvent le crime s’est assis,De sinistres profils, charbonnés au mur sale,Grimacent, contemplant les buveurs accroupis.Nous entrâmes un soir, sur la table boueuse,Des hommes écoutaient la tête entre les mains,Un des leurs qui, debout dans la lueur fumeuse,D’un organe sonore entonnait les Sapins.Et les mâles accents de cette poésie,Tous ces mots éclatant : Dieu, Liberté, Patrie,Vibraient superbement en ces cerveaux obscurs,Arrachant l’enthousiasme à ces âmes putrides !Ainsi le soleil d’or, flambant aux cieux limpides,Sème des diamants dans les ruisseaux impurs.
— Très bien ! dit Gerny en lui remettant le manuscrit.
— Oui. Tu crois que ça peut marcher, réplique Jouy. Nous verrons. Tiens ! voilà la machine arrangée. Allons-nous faire une manille ?…
— Avec qui ?
— Je ne sais pas. Justement voilà Sulbac et Lachanaud. Allez, hop ! en route !…
Et les deux amis s’installent à une table voisine et commencent le jeu.
Plus loin, un compositeur, Albert Petit, bûcheur infatigable, sirote tranquillement son vermouth-cassis, pendant qu’à ses côtés, son fils fait ses devoirs. En face, fumant sa pipe avec volupté, Gabillaud songe à la prochaine parodie qu’il lancera à la rue ; le père Adrien Souchet, le doyen des comiques de Paris, raconte ses souvenirs à Plébins, le jeune comique de l’Eldorado ; le père Émile Carré, l’immortel auteur de l’Amant d’Amanda et de Ah ! quel malheur d’avoir un gendre, roule les rrrr en rimant sa vingtième satire destinée à Paulus ; Cardon, un Parisien né en Belgique, soutient une discussion sur la peinture avec une chaleur toute méridionale et déclare que l’art n’a pas de patrie ; Garnier, le bras droit de Paulus, parle de son prochain succès :une chanson épatante ! musique de Félix Chaudoir, qui laissera bien loin le fameux En r’venant d’la R’vue !…
Ici, Pichat, l’élégant danseur de la Scala, fulmine contre M. Lozé qui le force à tenir son chien en laisse ; la couturière de ces dames, une gaillarde magnifiquement charpentée, trône majestueusement au milieu d’un groupe d’adorateurs, ravie du succès de ses clientes ; ça et là des types impossibles, dignes du crayon de Daumier, Gavarni et Grévin.
Invalides de la rampe, au menton bleui, pères d’artistes — une variété oubliée par Gavarni — plaçant un amer frelaté en même temps que les charmes de la poulette, ou cherchant un mari au sac pour cette pauvre petite fille qui travaille comme un nègre !
Puis, le vieux libidineux qui vient admirer ces demoiselles, et mange tous les soirs, à la même table, avec les mêmes clignements d’yeux polissons.
Enfin, l’ami des auteurs qui passe, de table en table, serrant toutes les mains qui se tendent vers lui ; causant une minute là, cinq ici et sortant, la tête haute, heureux d’avoir été vu serrant la main si tant de monde : des artistes !
Puis, un régisseur bien connu fait son apparition. Fumant continuellement un cigare aussi gros que lui, cet intéressant personnage, auquel il ne manque que les rouflaquettes et la casquette à trois ponts de ses collègues du boulevard extérieur, jette un coup d’œil rapide dans la salle et sort, d’un air dépité, n’ayant pas aperçu la sultane mal rabotée qui fait le bonheur de ses nuits.
On se raconte des histoires impossibles concernant ce gros m…onsieur.
On prétend que. dans sa jeunesse, il tenait une maison, facile à reconnaître à l’envergure de son numéro, où l’amour se débite au prix de l’heure de fiacre, à Paris. Et l’on ajoute qu’il a bien gardé le physique de l’emploi. Cet homme sent la marée à quinze pas !
Et Riffey, un auteur qui a le coup de poing fatal — ajoute méchamment :
— Si ce bonhomme voyageait et qu’il vint à tomber entre les mains de cannibales, ceux-ci le mangerait à la maitre-d’hôtel !
— Ou, comme Saint-Laurent, son patron, le ferait cuire sur le gril, ajoute Cardon.
En bas, au sous-sol, un jeune auteur présente une chanson à un artiste chargé de lever le rideau.
— Vous comprenez, mon cher Bazin, votre chanson n’est pas assez corsée… Faites-moi flanquer un coup de pied dans le c… par qui vous voudrez, cela sera très drôle.
— Mais, pardon, réplique l’auteur, cela existe déjà : Derrière l’omnibus, Dans la colonne de Juillet, ont cet incident comme dénouement.
— C’est vrai, je n’y pensais pas. Alors, voici ce que vous allez faire : Je sors de chez la belle, les vidangeurs sont dans la maison, dans l’allée, je ne vois pas que la pierre de la fosse est enlevée et je tombe dans la m… Vous voyez d’ici l’effet !…
— Non, je vous assure.
— Comment, vous ne sentez pas ça d’ici… Le sujet est épatant. D’ailleurs, vous savez, les trois quarts du temps, je trouve les sujets à effet des chansons qu’on me soumet.
— Bon, c’est entendu, je vais vous arranger ça…
— Ce n’est pas tout. Vous connaissez mes conditions : je signe les paroles avec vous, je touche la moitié de la vente et je veux être seul en création. Il est bien entendu que je veux mon portrait, par Clérice, sur l’édition, sans quoi, vous savez, y a rien d’fait…
— Mais, comment diable voulez-vous que j’obtienne cela d’un éditeur ? Si vous chantiez à dix heures, je ne dis pas, mais vous chantez à huit heures dix, devant les banquettes.
— Arrangez-vous ; telles sont mes conditions et rien ne me les fera changer.
— Et puis, la vente, vous n’y songez pas ? Je vais vendre cette chanson trente francs. Pourny — votre musicien favori — va prendre vingt francs pour sa musique, que croyez-vous qu’il puisse me rester ?
— Mon cher ami, je m’en f… encore une fois, c’est ainsi ! Au revoir !
Et le pauvre auteur navré, profondément écœuré, remonte raconter sa mésaventure à quelques amis, qui se contentent de lui dire :
— Je te l’avais bien dit : c’est un sac ! Il ne comprend rien à ce qu’on lui présente. Envoie-le donc au bain !
— Mais c’est que j’ai besoin de monnaie, moi, mon vieux !
— Tiens-tu à signer tes paroles ?
— Pourquoi cela ?
— Parce que si tu n’y tenais pas, je te dirais d’aller voir Dracksonn, un bonhomme qui fait de la musique et qu’il signe de son nom, et des paroles— achetées à Pierre et à Paul — qu’il signe de son pseudonyme…
— Paie-t-il bien ?
— Dix francs la chanson.
— Donne moi son adresse, je vais y aller. Voilà trois jours que je déjeune avec deux sous de pain et de Brie, en oubliant de dîner.
— C’est faubourg Saint-Denis, à droite du Concert-Parisien.
— Bon, merci. J’y cours. Si je réussis, je reviens payer l’absinthe.
Tout à coup, un murmure flatteur courut dans la salle. Une grande belle fille blonde venait d’entrer dans le café. Une robe de cachemire blanc faisait ressortir le teint mat de son visage à l’ovale parfait et l’éclat merveilleux de ses grands yeux bleus.
— Tiens ! dit-on de tous côtés, voilà Gousse-d’Ail !…
Les enfants du couplet
Une vaste salle, rue Saint-Maur, dans l’arrière-boutique d’un marchand de vin qui tient un bar sur la rue. Avec ses poutres transversales, ses bancs et tables en bois, sur lesquels — selon l’expression de Miirger — le vin bleu tache en gris, le hall ressemble à un marché de province. Ce soir-là, il y a soirée-concert, au bénéfice d’un auteur malheureux.
L’entrée, fixée, par les affiches, à 30 centimes, attire nombre de clients. Ouvriers,
la plupart anciens combattants de 1848 et de 1871, amateurs de la vieille chanson, contemporains des goguettes de l’Empire, qui fredonnent, entre deux chopines, les Sapins, de Pierre Dupont, ou déclament la Voulzie, du tendre, doux et poétique Hégésippe Moreau.
Le bureau est au complet. Voici d’abord Hippolyte Pleurons, un auteur à succès d’autan, un rageur, qui n’admet pas que les jeunes puissent faire quelque chose de bon ; puis, Eugène Saillet, un vieux renaudeur qui, dans sa jeunesse, fit pleurer toute une génération de fillettes avec une romance tendre comme du veau ; chantant, tour à tour l’ouvrier et la religieuse, ce petit barde insinuant, aux longs cheveux gris, à la parole mielleuse, tout en répandant autour de sa politesse obséquieuse, je ne sais quelle odeur de sacristie, réussit à prendre place dans le cénacle de la Société des auteurs et compositeurs de musique. Affreux bonhomme, pipelet à ses moments perdus, singeant Jean-Baptiste Clément, l’énergique auteur des Volontaires et des Cerises, un petit bonhomme malingre et chétif, aux longs cheveux d’apôtre, bourre mélancoliquement sa pipe, en songeant à son peu de succès au concert. Ce petit monsieur a nom Étienne Levaillant. Collaborateur attitré de plusieurs journaux morts-nés, il prend des airs de pontife, donne des conseils aux jeunes et jouant de sa descendance d’un auteur fameux, en arrive à faire des vers de treize pieds et à écrire persienne avec trois z !…
Long, sec, maigre comme un jour sans pain, le nez busqué, la lèvre sensuelle et les yeux affriolants d’amours inavouables, le beau Bacheron, se tient aux côtés de Levaillant.
Cet ancien parolier, ne manquant pas d’un certain talent, jette des coups d’œil amoureux sur les jeunes gens qui se trouvent dans la salle.
En aperçoit-il un qui semble répondre à son appel ? Vite, il s’approche de lui et, après avoir fait servir une chopine, lui donne son adresse, l’assure de sa protection et lui promet de lui inculquer les premiers principes de la prosodie.
Dénigre tout le monde, ne reconnaît qu’un seul talent, le sien !
Emprunte de cinq à quarante sous, et débine, dix minutes après, celui qui vient de l’obliger.
Une seule figure sympathique dans ce groupe de ratés et d’impuissants jaloux. Georges Baillet, un bon grand garçon qui connut les jours sans pain et les nuits sans gîte et qui, aujourd’hui, grâce à son énergie, son travail et sa volonté, est arrivé à joindre les deux bouts.
Comme son emploi le force à avoir une certaine tenu, redingote et chapeau haute forme, ses amis de goguette le traitent de bourgeois !…
Poète de talent, le seul, peut-être, parmi eux tous, sachant faire une chanson, sans fautes ; maniant le vers comme Banville, avec l’âpreté de Bandelaire et la mélancolie de Musset, tout en atteignant parfois, les grandes heures de Sully-Prudhomme ou les sublimes envolées de Victor Hugo.
En somme, un vrai poète.
Il se lève et ouvre la séance par une pièce de vers de sa composition :
Le silence se fait, après les trois coups frappés sur la table, par le président, et Baillet récite, après s’être essuyé le front :
Le Drapeau rougeÔ mon drapeau ! sublime emblèmeSur qui, l’opprobre et l’anathème,Sans nulle atteinte, ont pu jaillirJette au vent ta pourpre éclatante,Les peuples martyrs, dans l’attente,En te voyant vont tressaillir !Nous quittions le Père-Lachaise,Venant du mur sombre, où, fauchésPar la mitraille Versaillaise,Nombre des nôtres sont couchés.Quelques sbires, sortant d’un bouge,Vinrent nous sommer, en chemin,De reployer le drapeau rougeQue l’un de nous tenait en main.C’était un gars de forte trempe !Prenant l’emblème glorieux,Il le déchire de sa hampe,La rage au cœur et dans les yeux.Puis, le calme étant la consigne,Rongeant sa haine, il s’en alla,En me laissant le noble insigne,Que, fièrement, j’emportai, la !Depuis ce jour, attendant l’heure,L’heure prochaine du réveil,Je l’ai planté dans ma demeure,Déployé, comme en plein soleil,Je vis sous son ombre sacréeEt j’ai brodé de franges d’orLe bas de sa robe empourprée,Comme un couchant de Messidor !Là, je le contemple à mon aise,J’y vois défiler, en haillons,Des gueux chantant la Marseillaise,Et se formant en bataillons.J’y vois passer, comme en un rêve,Mes dieux révoltés, l’arc en main ;J’y vois l’aurore qui se lèveSur les batailles de demain.« Il n’a point fait le tour du monde ! »Tant mieux pour lui ! tant mieux pour tous !À quoi bon la guerre infécondeQui met des peuple à genoux ?Bien loin d’abriter des esclavesLiés au char des conquérants,Il délivre de leurs entravesTous les ilotes des tyrans.Espoir ! bientôt, je vous l’assure,Fondant partout, comme un éclair,Exempt de toute flétrissure,Il planera, libre, dans l’air ;Et sous ses plis, lourds d’espérances,Nous fêterons, tous cette fois,La revanche de nos souffrancesEt le triomphe de nos droits.Ô mon drapeau ! Sublime emblèmeSur qui l’opprobre et l’anathème,Sans nulle atteinte, ont pu faillir ;Jette au vent ta pourpre éclatante,.Les peuples martyrs, dans l’attente,En te voyant, vont tressaillir !…
Un tonnerre d’applaudissements salua la chute de cette superbe pièce.
La parole est à mademoiselle Blanche Rameau…
Blanche Rameau se leva et entonna d’une voix juste, quoique un peu chevrotante, la chanson à succès de Duparc :
Le Panache du Tambour-Major. On cria : Bis !
Le président prononça la phrase sacramentelle :
— Nous applaudirons bien fort notre camarade Blanche Rameau qui s’est rendue l’interprète de Villemer-Delormel, pour les paroles, et Henri Chatau pour la musique.
Les applaudissements reprirent de plus belle. La chanteuse s’inclina et s’asseyant, continua la conversation avec la société qui était à sa table.
Puis, ce fut un défilé de chanteurs des deux sexes. Tous interprêtaient de vieilles chansons de Ch. Colmance, Nadaud, Imbert, Désaugiers, etc. mais presque pas de nouvelles. Les chopines et les litres circulaient de table en table. En même temps que la soirée s’avançait, l’ivresse se faisait plus lourde et les langues plus épaisses. Les voix atteignaient le diapason aigu et ce fut au milieu d’un bavardage général qu’un vieux monsieur chauve débita Les Boeufs, de Pierre Dupont.
Un incident comique se produisit. Le chanteur avait la mémoire rebelle et la face vermillonnée. Il commença :
J’ai deux grands bœufs dans mon étable…
Puis, il s’arrêta, fredonnant tout bas, et ajouta :
— Ça, c’est épatant, je ne m’en souviens plus !
On lui souffla le second vers et il reprit :
J’ai deux grande bœufs dans mon étable…
— Non, ce n’est pas possible ! J’aime mieux m’arrêter. Ce sera pour une autre fois {}
— Non ! non ! continuez ! lui crièrent les assistants.
Il passa la main sur son crâne jaune et poli comme une pomme de rampe d’escalier et recommença :
J’ai deux grands bœufs dans mon étable.
— M… ! Nom de Dieu1 Je ne chante plus !
Et il se laissa tomber sur son banc.
On applaudit, on cria, on siffla. Les farceurs imitèrent tous les cris de la bassecour et le président, après avoir remercié l’assistance de son concours, leva la séance.
À ce moment, un petit jeune homme d’une vingtaine d’années, aux moustaches effilées, affublé d’un chapeau haut de forme trop étroit et d’une redingote trop longue, s’approcha de Blanche Rameau et, soulevant son chapeau, lui dit :
— Mademoiselle. permettez-moi de vous féliciter sur votre talent. Beaucoup de nos chanteuses de café-concert ne vous vont pas à la cheville. Pourquoi n’essayez-vous pas de débuter quelque part ?
— Pourquoi ? Dam, parce que je n’ai pas de relations assez puissantes pour me pousser. On m’a bien parlé d’un monsieur Duhem.
— Ah ! oui, le conservatoire Duhem ! N’y allez pas, mademoiselle, et permettez-moi de me mettre à votre disposition.
Et il lui tendit sa carte :
Paul Dargent — Rédacteur à l’Écho des Concerts
— Ah ! fit Blanche Rameau, vous êtes journaliste ?…
— Oui, mademoiselle, fit Paul Dargent. Je suis en train de faire une étude sur les chanteurs des rues, étude qui, je crois, aura un bon succès de curiosité.
— En effet, cela ne doit pas manquer, d’intérêt, et, si j’osais…
— Vous voudriez avoir la primeur de. ce travail, dit galamment Paul Dargent.
— Je n’osais vous en prier.
— Soit, écoutez donc, alors. Mais que prenons-nous ? ajouta-t-il en montrant les verres vides.
— Faut demander ça à maman et à papa. Attendez un peu, vous allez voir. Je parie que c’est du vin.
Et, se tournant vers deux bons vieillards, elle leur dit :
[… ?]
Dès que le vin fut servi, Paul Dargent commença en ces termes :
Sitôt que la nuit s’abat sur la grande ville, les ouvriers, sortant des bagnes capitalistes, regagnent leur domicile, et leur troupe nombreuse et serrée, fait l’ascension des vieux faubourgs.
De temps en temps, cette foule subit un arrêt. C’est un chanteur des rues qui provoque un rassemblement en chantant une romance vieux jeu, ou une satire quelconque sur un puissant du jour. Les exemplaires s’achètent, lentement, mais le virtuose du pavé y trouve son compte tout de même à la fin de la journée, car l’auditoire se renouvelle fréquemment.
Les chanteurs des rues se divisent en quatre catégories :
1º Les permissionnaires ;
2º Les posticheurs ;
3º Les balladeurs ;
4º Ceux qui travaillent à la sauvette
Les permissionnaires sont les plus heureux. La préfecture leur délivre un livret, qu’ils sont tenus de faire viser tous les trimestres. Cette faveur est généralement réservée aux gens atteints d’une infirmité quelconque ou puissamment recommandés.
Les posticheurs se placent sous une porte cochère ou dans une impasse. Comme ces endroits n’appartiennent pas à la ville, la police ne dit rien. Il suffit de la permission du gardien de l’immeuble pour exercer, sans danger, cette petite industrie.
Les balladeurs, ainsi que leur surnom l’indique, écoulent leur marchandise en se promenant ; le balladeur a toujours, avec lui, un violoniste ou un guitariste.
Enfin, ceux qui travaillent à la sauvette, s’installent n’importe où. Ils ont un copain un gaffe, qui prévient dès qu’un flicquart est en vue. On cite même un chanteur qui eut le toupet d’aller vendre La Limousine de Caffarel, sur le terre-plein de l’Opéra !
Hier, un sauvetteur, — pardon ! — me racontait sa dernière odyssée. Écoutez-moi ça.
« J’étais en train de fourguer mes gouallantes aux Halles. J’avais déjà trois balles dans ma profonde, quand v’là un flicque en bourgeois qui m’fabrique. Il me conduit chez l’quart qui m’a fait coller au séchoir jusqu’au soir. Heureusement que j’avais des fafiots de mon proprio, sans quoi il m’envoyait à « la Tour !…
Enfin, au bout de cinq plombes, on m’a relâché, en me rendant ma camelotte. »
— Mais c’est très drôle ce que vous nous racontez-là, dit Blanche Rameau, mais quel langage ! En voilà de l’argot ! À la vôtre, ajouta-t-elle en tendant son verre, vous ne buvez pas.
— À la vôtre ! dit Paul Dargent en vidant son verre.
Et il continua :
Plus d’un succès populaire a été lancé par les chanteurs du pavé. Je cite au hasard : Tu peux partir, Sous la forêt brune, En écoutant monsieur l’curé, le Beaux rêves d’or, Carmen, — rien du chef-d’œuvre de G. Bizet ! — la Chanson des Blés d’or, les Sentiers roses, Dans l’Oasis, etc.
Pour lancer un succès à la rue, les éditeurs donnent le blanc (chanson sans gravure) pour rien et vont même jusqu’à payer les chanteurs.
D’autres les vendent à raison de deux francs le cent. Un bon chanteur pouvant écouler, facilement, de deux à trois cents chansons par jour, il arrive qu’à la fin de la journée, il a gagné de seize à vingt francs, juste la somme versée à l’auteur de ladite chanson.
[… Arrêt pour cause de maladie ?]
Les chanteurs des rues se retirent généralement, au bout d’une vingtaine d’années, avec quelques petites rentes, pendant que les auteurs de leurs succès vont mourir à l’hôpital !
— Bravo ! bravo ! di Blanche Rameau, je crois comme vous, au succès de votre étude.
— Allons, messieurs, on ferme ! vint dire le garçon.