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Les Buveurs d’eau

Herbel, Émile


Texte d’Émile Herbel (≤1888).


1
Artiste épris d’un idéal
Ou poëte vivant son rêve,
De Floréal en Floréal
Chacun de nous végète et crève.
Tandis qu’on voit Monsieur Bourgeois
Gorgé de tout ce qui peut plaire,
Nous mangeons du pain sec, parfois,
Toujours nous buvons de l’eau claire.
 
El le bourgeois dit dans ses chants :
« Tous les buveurs d’eau sont méchants
C’est bien prouvé par le déluge. *
Qui chante, demain pleurera !
Vieux monde ! quand le jour viendra,
Le buveur d’eau sera ton juge.
 
2
Vous tous, frères ! les malheureux,
Vous ! du Capital les esclaves,
Les Sans-habits, les ventres-creux,
Les Crève-la-Faim aux yeux caves.
Bien peu souvent, le clair Soleil
Met un rayon dans vos cassines ;
Bien peu souvent le vin vermeil
Met un rayon dans vos poitrines.
 
Puisque le bourgeois dans ses chants
Dit : « Les buveurs d’eau sont méchants
C’est bien prouvé par le déluge. »
Ouvrier ! saisis ton ciseau !
Et crève son ventre tonneau !
Ô Buveur d’eau, deviens son juge.
 
3
Toi ! mineur ! humaine fourmi
Creusant, creusant, creusant sans cesse
Pour donner à ton ennemi
Le charbon qui fait sa richesse,
Quand ton bras longtemps, sans fléchir,
Du sol a fouillé quelque veine,
Que bois-tu pour te rafraîchir ?
Des puits boueux l’onde malsaine.
 
Puisque le bourgeois dans ses chants
Dit : « Les buveurs d’eau sont méchants
C’est bien prouvé par le déluge. »
Ô Gueule noire ! prends ton pic
Et crève le bourgeois loustic !
Ô buveur d’eau, deviens son juge !
 
4
Vous ! les fillettes à l’œil noir !
Et vous aussi, les filles-mères !
Que la faim et le désespoir
Font rouler au fond des rivières,
À vos riches amants sans cœur
Faites voir vos faces plombées.
Et dans leurs rêves de bonheur
Apparaissez ! à macchabées !
 
Puisque le bourgeois dans ses chants
Dit : « Les buveurs d’eau sont méchants
C’est bien prouvé par le déluge. »
Ô toi que tua son amour !
Fillette du peuple à ton tour :
Buveuse d’eau, deviens son juge.
 
5
Oui ! nous sommes les buveurs d’eau,
Les buveurs d’eau trouble ou limpide,
Qui, las de leur trop lourd fardeau
Vont briser comme flacon vide
Les repus, les buveurs de vin,
Et toute leur ignoble race.
Contre un d’entre eux, nous sommes vingt !
Au Banquet prenons donc leur place !
 
Puisque le bourgeois dans ses chants
Dit : « Les buveurs d’eau sont méchants
C’est bien prouvé par le déluge. »
Soyons méchants plus qu’il ne dit.
Hardi les Gueux ! debout ! hardi !
Que chacun de nous soit un juge.

Paru aussi in : L’Attaque : organe socialiste révolutionnaire de la jeunesse (1888-1890), nº 3 (4-11 juillet 1888).