À Léon Cladel.
Mon patron n’a plus d’ouvrageEt nous n’avons plus de bois :C’est l’hiver, c’est le chômage.Toutes les morts à la fois !Pas un pouce de besogne.Il neige : le ciel est gris ;À chaque atelier je cogne,J’ai déjà fait tout Paris.Plus de crédit, rien à vendreEt le loyer sur les bras.Partout on me dit d’attendre,Et la faim qui n’attend pas !Des riches (Dieu leur pardonne !)M’ont dit souvent : Mon ami,Il faut, quand l’ouvrage donne,Faire comme la fourmi !Épargner ? Mais c’est à peineSi l’on gagne pour manger :Quand on touche sa quinzaine,On la doit au boulanger.La nuit est dure aux mansardes ;Pas de soupers réchauffants ;La mère en vain de ses hardesCouvre le lit des enfants.Les petites créaturesHier ont bien grelotté.Dire que nos couverturesSont au mont-de-piété !L’autre hiver, mon cœur en crève,J’ai perdu le tout petit ;C’est rare qu’on les élèveQuand la mère a tant pâti.Avant peu, je dois le craindre,Nos deux jumeaux le suivront…Après tout, les plus à plaindreNe sont pas ceux qui s’en vont !Combien, chargés de famille,Qui boivent pour s’étourdir !Mon aînée est une fille,J’ai peur de la voir grandir.Dieu veuille qu’elle se tienne,Car, à seize ans, pour un bal,Pour une robe d’indienne,Un pauvre enfant tourne à mal !Je ne veux plus, quand je marche,Le soir, passer sur le pont,À l’eau qui gémit sous l’arche,Quelque chose en moi répond :Dans ton gouffre noir, vieux fleuve,Est-ce l’homme que tu plains ?Avec tes soupirs de veuveEt tes sanglots d’orphelins !Mon patron n’a plus d’ouvrageEt nous n’avons plus de bois :C’est l’hiver, c’est le chômage,Toutes les morts à la fois !