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Le Dieu-Soleil : aux bourgeois

Théodore, Jean

Texte de Théodore Jean (1892).

Soleil, Père de tout, l’encens et le cinname,
La prière et le chant, comme à Dieu, ton égal,
Offre à ton orgueil leur antique régal,
Et t’enivrent , Idole, et parfument ton âme…
 
Soleil, Père de tout et Bourreau de tes fils,
Ô grand Inquisiteur par qui renait la Vie,
Amant féroce de la Mort inassouvie,
Qui nous enfantes pour les certains crucifix !
 
C’est de ta volupté que pâtissent les mondes ;
Tu les regardes, dans ta superbe de Roi,
Souffrir, sans qu’un frisson émeuve ton cœur froid,
Heureux des spasmes de leurs infernales rondes.
 
Ô Soleil, Empereur, Caligula, Néron,
Leurs lacs de sang, leurs flots de foules écrasées,
Et les villes à sac par leur ordre embrasées
À peine tacheraient d’un point rouge ton front.
 
L’Éternité du Mal égale ton orgie ;
Qu’est-ce leur règne immonde et leur sanglant festin
Devant l’horreur de ton banquet, chaque matin,
Toi, dont la table est par des planètes rougie.
 
La Terre est ta victime et l’Homme, ton hochet ;
Par la Naissance et par le Printemps tu prépares
Le charnier nécessaire à tes désirs barbares ;
Ton Hiver et ta Mort frappent mieux qu’un tranchet.
 
Porc, tu dévores tout, et Gouffre, tu bois toute
La sève de la plante avec le sang humain ;
Amour, jeunesse, fleurs, par toi, seront demain
Desséchés, chair à chair, épuisés, goutte à goutte.
 
Aragne formidable à la toile des cieux
En rayons captivants tombent tes tentacules ;
Les mondes, les vivants te sont des molécules ;
Ta joie est leur martyre et leurs cris anxieux,
 
Après avoir empli la tonne de ton ventre,
Jamais saoûl, jamais irrassasié, mais lourd,
Tu fermes lentement tes yeux où nait le jour,
Outre pleine à crever tu t’endors en ton antre.
 
Quand seras-tu lassé des voix de nos douleurs,
Et des bras se tordant de l’humaine détresse !
Quand feras-tu fleurir à ta flamme traîtresse
Le bonheur immortel de la Vie et des fleurs ?
 
Mais ta face allumée à l’instar d’un ivrogne,
Béate, n’entend pas la bonté ni l’affront ;
Bois notre sang ! Qu’il monte en rougeurs à ton front,
Jusqu’à ce qu’ivre-mort en éclate ta trogne.
 
Bois ! La Terre est pour nous un champ de vains espoirs,
Une route d’angoisse, une moisson d’ivraies ;
Toi dans ton palais d’or bois de nos vives plaies
Les pourpres inondant les porches de tes soirs.
 
Rois nos yeux, qu’ouvrit pour les larmes ta Lumière,
Bois nos cœurs, pleins de deuils et de Vouloirs rompus
Bois, et pour que l’abcès vomisse tout le pus,
Plante en nous les poignards de feu de ta paupière.
 
Ah ! Peuples, ruez-vous sur le monstre, à la fois !
Ah ! Crevez-lui les yeux, et le ventre, et la gorge !
Qu’importe qu’à son cri de lion qu’on égorge
Les astres tremblent tels que les feuilles des bois !

Septembre 1892


Paru aussi dans : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 6, suppl. litt. au nº 2 (24 sept. 1892)