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L’Odyssée du vagabond : Premier départ ; Premier retour

Richepin, Jean


Texte de Jean Richepin (1876).


I

 

Premier départ

 
Quand s’entr’ouvrent les yeux des marguerites blanches,
Quand la feuille en tremblant palpite au bout des branches,
Quand les lapins frileux commencent le matin,
À sortir du terrier pour courir dans le thym,
Quand les premiers oiseaux chantant leurs chansonnettes,
Font dans le ciel plus pur vibrer leurs voix plus nettes,
À l’époque où le monde heureux se rajeunit,
Les petits mendiants doivent quitter leur nid.
Ils sortent de la butte ou, comme des marmottes,
Ils ont dormi l’hiver auprès d’un feu de mottes,
Cependant que la mère attisait le brasier
Et tressait en chantant des corbillons d’osier.
C’est en vendant ces blancs hochets aux verts losanges
Qu’ils vont gagner leur pain, les pauvres petits anges.
Le père .ist mort depuis quatre mois. La maison
Est trop chère à louer, et pour cette raison
La mère chez autrui va devenir servante.
Ou se retrouvera pour la saison suivante,
Quand on aura gagné quelque argent cet été .
En attendant, chacun s’en va de son côté.
Les petits prennent leur baluchon sur l’épaule
Et mettent leurs sabots au bout garni de tôle
Et quand la mère, avec des sanglots dans la voix
À baisé le dernier une dernière fois,
Ils parient, se tenant par la main, d’un air grave.
L’ainé siffle un refrain pour paraître plus brave ;
Mais il sent de gros pleurs lui rouler dans les yeux.
Il ne pleurera pas, car c’est lui le plus vieux,
Car le long des chemins voici qu’ils sont en marche
Et l’enfant de douze ans devient un patriarche.
 

II

 

Premier retour

 
Toujours tout droit sans rien regarder, ils cheminent.
Les paysans hargneux, de loin les examinent,
Et les enfants poltrons se mottent sur un rang
Pour les voir. Car ces gueux n’ont pas l’air rassurant.
Et pourtant ils ne sont que trois, ces trouble-fête,
Et le plus vieux des trois, celui qui marche en tête
N’a pas treize ans. Mais comme ils sont fauves, hagards !
Une implacable horreur habite leurs regards.
On sent qu’ils ont souffert, jeûné, vieilli. Leurs membres
Disent la faim, la soif, le froid noir des décembres,
Le soleil lourd, l’averse à flots pointus crevant,
L’étape interminable, et les nuits en plein vent.
Ou comprend qu’ils ont bu la brume qui pénètre,
Et râlé quelquefois au pied d’une fenêtre
Où chantaient et flambaient des rires de catin.
Il leur est arrivé de marcher du matin
Au soir, et puis du soir au matin, sans entendre
Le son que fait un sou clans la main qu’il faut tendre.
Il leur est arrivé, le ventre creux, de voir
Des gens repus qui leur refusaient du pain noir.
Et c’est pourquoi leurs cœurs sont des fourneaux de haine,
Mais, la maison où vit leur mère étant prochaine,
Les voilà doux. Près d’elle ils seront apaisés,
Et leur bouche d’enfant rapprendra les baisers.
Hélas ! leur mère est morte à la tâche. Sa bière
Gît sans nom dans un coin perdu du cimetière.
Ils ne trouveront pas ce soir : leur retour
Pour consoler leur jeûne amer, le pain d’amour.
Et demain il faudra repartir par les routes,
Et mendier encore, et se nourrir des croûtes,
Des restes, des vieux os que l’on dispute aux chiens.
Mais les chers innocents du coup sont cles vauriens.
Ils ne pleureront pas ; car l’orgueil les commande
Et l’enfant de douze ans devient un chef de bande.

Tiré de : Richepin, Jean. La Chanson des gueux. Paris : Libr. illustrée G. Decaux, 1876.

Paru aussi — pour « Le Premier retour » — dans : Le Révolté : organe communiste anarchiste. — 2e série. — Paris : 1885-1887. — Année 8, nº 49 (26 mars-1er avr. 1887)

Paru aussi dans : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 4, suppl. litt. au nº 39 (6 juin 1891)