Accueil > Chansons > Le Baiser de la Chimère

Le Baiser de la Chimère

Richepin, Jean


Texte de Jean Richepin (vers 1880).


Quand il fut devant la Chimère,
Elle eut un féroce clin d’œil.
Et, dans un rire aigre d’orgueil
Qui retroussait sa lèvre amère,
Elle s’écria : — Que ta mère,
Pauvre petit, prenne le deuil !
 
Car tous ceux qui m’ont désirée
Sont morts dans d’horribles travaux,
Sans voir, souvent, si je les vaux,
Moi qui manque à la foi jurée,
Moi, la chienne ayant pour curée
Le cœur de mes meilleurs dévots.
 
Je promets en effet ma couche
À qui m’adore aveuglément ;
Mais quand l’acier, pris à l’aimant,
Va s’y joindre, avant qu’il le touche
Je détourne parfois ma bouche,
Et l’on meurt de rage en l’aimant.
 
Et cependant je veux qu’on m’aime,
Malgré les pleurs et les effrois,
Et sous les coups, et sur la croix,
Sans un regret, sans un blasphème,
Sans un doute, toujours, quand même,
Croyant en ma bonté. — J’y crois,
 
Répliqua le jeune homme pâle,
J’y crois et toujours j’y croirai.
Pour ton baiser, rien qu’espéré,
Je subirai tout d’un cœur mâle,
Et jusques à mon dernier râle.
En l’espérant je t’aimerai.
 
-- Bien l fit-elle, d’une voix brève.
Alors, en marche ! — Et sur son dos
Il sentit d’écrasants fardeaux
Plomber soudain comme en un rêve,
Tandis qu’autour de lui : — « Qu’il crève ! »
Hurlait la meute des badauds.
 
Et les sots, les méchants, drôles,
Les infâmes, de tout côté
Ricanaient de le voir voûté
Comme s’il portait les deux pôles,
Contractant ses maigres épaules
Où la Chimère avait sauté.
 
On gueulait : — À bas la Chimère !
À bas le fou, le cabotin
Chevauché par cette putain !
Pourquoi pas par devant le maire ?
Poseur ! Farceur ! Salop ! Sa mère
En meurt de honte ce matin. »
 
Ah ! ce mot le tord, le tenaille !
L’enfant pleure. II fait un faux pas.
Alors, la Chimère, tout bas :
-- Oui, cède au vœu de la canaille.
C’est juste. Il faut que je m’en aille. »
Mais il répond : — Je ne veux pas. »
 
On crie : — Horreur ! En quarantaine !
Mauvais fils ! Qu’il soit rejeté,
Monstre, hors de l’humanité ! ».
On fuit. À sa marche incertaine
S’ouvre un grand désert sans fontaine
Où pas un vivant n’est resté.
 
C’est une solitude immense
Aux implacables horizons,
Aux : sables pleins de trahisons
Que roule un simoun en démence
Et qu’un lourd soleil ensemence
D’une semaille de tisons.
 
Pas un arbre ! Pas une tente !
Pas un fil d’ombre dans un coin,
Fût-ce l’ombre d’un brin de foin !
Pays de la soif haletante !
Et la Chimère à voix chantante
Dit : — Va plus loin, toujours plus loin ! »
 
Il va, — Tu meurs de chaud, fait-elle,
Si je cessais de te peser,
Devant ta soif, pour l’apaiser,
L’eau jaillirait en cascatelle.
-- Ah ! dit-il, ma soif immortelle
Ne veut que l’eau de ton baiser. »
 
L’affreuse marche continue
Sous des tourbillons desséchants.
Puis, soudain, ces lugubres champs,
Au lieu d’être une arène nue,
Durcissent en lave cornue.
En silex aigus et tranchants.
 
Et la marche devient plus lente
Sur ces poignardants polypiers
Où les pieds sont estropiés,
Où se déchiquète leur plante
Dont la chair pend et choit, sanglante,
Tant que bientôt l’homme est sans pieds.
 
-- Je suis la plus lâche des filles,
Gémit la Chimère, en restant
Sur ton dos où je pèse tant.
-- Bah ! mes espoirs sont mes béquilles,
Dit-il. J’irai sur les chevilles
Là-bas où ton baiser m’attend ! »
 
Il va toujours, les yeux sublimes,
Et maintenant dans des rochers
Saignent ses genoux écorchés
Qui s’usent ainsi qu’à des limes,
En laissant aux vertes élymes
De rouges lambeaux accrochés.
 
-- Non, non, c’est trop, dit la Chimère,
Et je veux descendre à la fin.
De tant de morts je n’ai point faim.
Tuer le fils après la mère !
Et pour un baiser éphémère !
Qui sait, même ? Promis en vain !
 
- Ah ! tu me l’as promis, n’importe !
Répond l’enfant aux yeux hardis.
Moi, j’ai foi dans ce que tu dis,
Et je t’adore et je te porte,
Dussé-je mourir à la porte
Sans entrer dans mon paradis ! »
 
Et maintenant, par une rampe
Que hérissent des coutelas
Dont l’acier tinte comme un glas,
Sur son ventre que le sang trempe
Épouvantablement il rampe,
Mais toujours fervent, jamais las.
 
De son ventre en bouillie immonde,
De ses bras à l’os fracturé,
Voici que rien n’est demeuré.
Il a l’air d’un tronc qu’on émonde.
Mais il dit : — Jusqu’au bout du monde,
Ô Chimère, avec toi j’irai.
 
Tant qu’il subsiste une parcelle
Vivante et palpitante en moi,
Elle est tienne, et toujours ma foi
S’élance aussi pure vers celle
Dont la chevelure ruisselle
Sur mon visage en pleurs, vers toi,
 
Vers toi, ma Chimère farouche,
Dont j’entends le souffle adoré
Me promettre que je t’aurai,
Vers toi dont la gorge me touche,
Vers toi, vers ta mystique bouche
Où fleurit mon rêve espéré.
 
Et quand même à ce doux baptême
Je devrais n’arriver jamais,
Pour ce crime que tu commets
Je ne te dis pas anathème,
Et toujours et toujours je t’aime
Comme au premier jour je t’aimais ! »
 
Et tandis qu’il monte et s’exalte,
L’abeille noire au dard de fiel,
La Mort, vient butiner le miel
De ses yeux qui s’éteignent… — Halte !
Il les rouvre. Un pic de basalte,
Nu, chauve ! Une crime en plein ciel !
 
Là-bas, en bas, bien loin, la terre
Semble un brouillard qui s’est enfui.
Mais ici, quel soleil a lui !
Ah ! son espoir s’en désaltère !
Ici, sur le pic solitaire, ,
C’est la Chimère, devant lui.
 
-- Il faut que je te satisfasse,
Dit-elle, tu l’as mérité ! »
Mais, ironique charité !
Tout à coup son corps fond, s’efface.
Disparu ! Plus rien qu’une race
Au sourire désenchanté !
 
Et lui-même alors il prend garde
Que son corps entier s’est perdu
Et que tout son individu
N’est plus qu’une face hagarde
De décapité qui regarde
Avec un regard éperdu.
 
Et de ces faces livides
Déjà les fuyantes couleurs
Se fanent ainsi que des fleurs
Au vent des ténèbres avides,
Tandis qu’à leurs artères vides
Le sang s’égoutte en derniers pleurs.
 
-- Las ! dit-il, encore une goutte,
Et sans être de tes élus
Je meurs ; mais tel que tu voulus,
Sans blasphème, regret, ni doute,
Au bout de cette horrible route
T’aimant toujours de plus en plus. »
 
-- Las ! dit-elle, oh I la folle envie
Que j’ai de tenir mon serment !
Car je t’aime aussi, cher amant…
Mais quoi ! Pauvres spectres sans vie,
À notre amour inassouvie
Il ne reste plus d’aliment.
 
-- Si, dit-il. Unissons nos râles !
Ensemble ils vont agoniser.
Une larme vient d’iriser
Tes beaux yeux aux troubles opales.
Il nous reste nos lèvres pâles.
Cela suffit pour un baiser. »
 
Et, la prunelle à sa prunelle,
Sur sa bouche qu’elle lui tend
Exhalant son souffle, y mettant
Toute sa vie allée en elle
li but à la source éternelle
Pendant ce baiser d’un instant.

Extrait du journal Gil Blas, puis édité dans le recueil La Bombarde (Paris, Fasquelle, 1899).

Paru aussi dans : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 4, suppl. litt. au nº 16 (26 déc. 1890)