Quand il fut devant la Chimère,Elle eut un féroce clin d’œil.Et, dans un rire aigre d’orgueilQui retroussait sa lèvre amère,Elle s’écria : — Que ta mère,Pauvre petit, prenne le deuil !Car tous ceux qui m’ont désiréeSont morts dans d’horribles travaux,Sans voir, souvent, si je les vaux,Moi qui manque à la foi jurée,Moi, la chienne ayant pour curéeLe cœur de mes meilleurs dévots.Je promets en effet ma coucheÀ qui m’adore aveuglément ;Mais quand l’acier, pris à l’aimant,Va s’y joindre, avant qu’il le toucheJe détourne parfois ma bouche,Et l’on meurt de rage en l’aimant.Et cependant je veux qu’on m’aime,Malgré les pleurs et les effrois,Et sous les coups, et sur la croix,Sans un regret, sans un blasphème,Sans un doute, toujours, quand même,Croyant en ma bonté. — J’y crois,Répliqua le jeune homme pâle,J’y crois et toujours j’y croirai.Pour ton baiser, rien qu’espéré,Je subirai tout d’un cœur mâle,Et jusques à mon dernier râle.En l’espérant je t’aimerai.-- Bien l fit-elle, d’une voix brève.Alors, en marche ! — Et sur son dosIl sentit d’écrasants fardeauxPlomber soudain comme en un rêve,Tandis qu’autour de lui : — « Qu’il crève ! »Hurlait la meute des badauds.Et les sots, les méchants, drôles,Les infâmes, de tout côtéRicanaient de le voir voûtéComme s’il portait les deux pôles,Contractant ses maigres épaulesOù la Chimère avait sauté.On gueulait : — À bas la Chimère !À bas le fou, le cabotinChevauché par cette putain !Pourquoi pas par devant le maire ?Poseur ! Farceur ! Salop ! Sa mèreEn meurt de honte ce matin. »Ah ! ce mot le tord, le tenaille !L’enfant pleure. II fait un faux pas.Alors, la Chimère, tout bas :-- Oui, cède au vœu de la canaille.C’est juste. Il faut que je m’en aille. »Mais il répond : — Je ne veux pas. »On crie : — Horreur ! En quarantaine !Mauvais fils ! Qu’il soit rejeté,Monstre, hors de l’humanité ! ».On fuit. À sa marche incertaineS’ouvre un grand désert sans fontaineOù pas un vivant n’est resté.C’est une solitude immenseAux implacables horizons,Aux : sables pleins de trahisonsQue roule un simoun en démenceEt qu’un lourd soleil ensemenceD’une semaille de tisons.Pas un arbre ! Pas une tente !Pas un fil d’ombre dans un coin,Fût-ce l’ombre d’un brin de foin !Pays de la soif haletante !Et la Chimère à voix chantanteDit : — Va plus loin, toujours plus loin ! »Il va, — Tu meurs de chaud, fait-elle,Si je cessais de te peser,Devant ta soif, pour l’apaiser,L’eau jaillirait en cascatelle.-- Ah ! dit-il, ma soif immortelleNe veut que l’eau de ton baiser. »L’affreuse marche continueSous des tourbillons desséchants.Puis, soudain, ces lugubres champs,Au lieu d’être une arène nue,Durcissent en lave cornue.En silex aigus et tranchants.Et la marche devient plus lenteSur ces poignardants polypiersOù les pieds sont estropiés,Où se déchiquète leur planteDont la chair pend et choit, sanglante,Tant que bientôt l’homme est sans pieds.-- Je suis la plus lâche des filles,Gémit la Chimère, en restantSur ton dos où je pèse tant.-- Bah ! mes espoirs sont mes béquilles,Dit-il. J’irai sur les chevillesLà-bas où ton baiser m’attend ! »Il va toujours, les yeux sublimes,Et maintenant dans des rochersSaignent ses genoux écorchésQui s’usent ainsi qu’à des limes,En laissant aux vertes élymesDe rouges lambeaux accrochés.-- Non, non, c’est trop, dit la Chimère,Et je veux descendre à la fin.De tant de morts je n’ai point faim.Tuer le fils après la mère !Et pour un baiser éphémère !Qui sait, même ? Promis en vain !- Ah ! tu me l’as promis, n’importe !Répond l’enfant aux yeux hardis.Moi, j’ai foi dans ce que tu dis,Et je t’adore et je te porte,Dussé-je mourir à la porteSans entrer dans mon paradis ! »Et maintenant, par une rampeQue hérissent des coutelasDont l’acier tinte comme un glas,Sur son ventre que le sang trempeÉpouvantablement il rampe,Mais toujours fervent, jamais las.De son ventre en bouillie immonde,De ses bras à l’os fracturé,Voici que rien n’est demeuré.Il a l’air d’un tronc qu’on émonde.Mais il dit : — Jusqu’au bout du monde,Ô Chimère, avec toi j’irai.Tant qu’il subsiste une parcelleVivante et palpitante en moi,Elle est tienne, et toujours ma foiS’élance aussi pure vers celleDont la chevelure ruisselleSur mon visage en pleurs, vers toi,Vers toi, ma Chimère farouche,Dont j’entends le souffle adoréMe promettre que je t’aurai,Vers toi dont la gorge me touche,Vers toi, vers ta mystique boucheOù fleurit mon rêve espéré.Et quand même à ce doux baptêmeJe devrais n’arriver jamais,Pour ce crime que tu commetsJe ne te dis pas anathème,Et toujours et toujours je t’aimeComme au premier jour je t’aimais ! »Et tandis qu’il monte et s’exalte,L’abeille noire au dard de fiel,La Mort, vient butiner le mielDe ses yeux qui s’éteignent… — Halte !Il les rouvre. Un pic de basalte,Nu, chauve ! Une crime en plein ciel !Là-bas, en bas, bien loin, la terreSemble un brouillard qui s’est enfui.Mais ici, quel soleil a lui !Ah ! son espoir s’en désaltère !Ici, sur le pic solitaire, ,C’est la Chimère, devant lui.-- Il faut que je te satisfasse,Dit-elle, tu l’as mérité ! »Mais, ironique charité !Tout à coup son corps fond, s’efface.Disparu ! Plus rien qu’une raceAu sourire désenchanté !Et lui-même alors il prend gardeQue son corps entier s’est perduEt que tout son individuN’est plus qu’une face hagardeDe décapité qui regardeAvec un regard éperdu.Et de ces faces lividesDéjà les fuyantes couleursSe fanent ainsi que des fleursAu vent des ténèbres avides,Tandis qu’à leurs artères videsLe sang s’égoutte en derniers pleurs.-- Las ! dit-il, encore une goutte,Et sans être de tes élusJe meurs ; mais tel que tu voulus,Sans blasphème, regret, ni doute,Au bout de cette horrible routeT’aimant toujours de plus en plus. »-- Las ! dit-elle, oh I la folle envieQue j’ai de tenir mon serment !Car je t’aime aussi, cher amant…Mais quoi ! Pauvres spectres sans vie,À notre amour inassouvieIl ne reste plus d’aliment.-- Si, dit-il. Unissons nos râles !Ensemble ils vont agoniser.Une larme vient d’iriserTes beaux yeux aux troubles opales.Il nous reste nos lèvres pâles.Cela suffit pour un baiser. »Et, la prunelle à sa prunelle,Sur sa bouche qu’elle lui tendExhalant son souffle, y mettantToute sa vie allée en elleli but à la source éternellePendant ce baiser d’un instant.
Accueil > Chansons > Le Baiser de la Chimère
Le Baiser de la Chimère
Richepin, Jean
Texte de Jean Richepin (vers 1880).
Extrait du journal Gil Blas, puis édité dans le recueil La Bombarde (Paris, Fasquelle, 1899).
Paru aussi dans : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 4, suppl. litt. au nº 16 (26 déc. 1890)