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Le Bohémien

Richepin, Jean


Texte de Jean Richepin (1884).


Quand sur mon chariot pour la première fois
En courant l’univers j’arrivai dans ces lieux,
Une ville y grouillait, avec ses vieilles lois,
Ses murs, ses ateliers, ses palais et ses Dieux.
Et quand je demandai, voyageur curieux,
Depuis quand florissait la superbe cité,
Un homme répondit, grave et l’orgueil aux yeux :
« C’est ma patrie. Elle a de tout temps existé. »
Cinq mille ans il s’écoula.
Je suis repassé par là.
 
Murs, palais, temples, Dieux, tout avait disparu.
Rien ! plus rien ! Le soleil allumait des rubis
Aux javelots mouillés et verts d’un gazon dur ;
Et seul un vieux berger dans ses grossiers habits
Se dressait sur la plaine un mangeant son pain bis.
Or je voulus savoir depuis quels temps très courts
Dans ce pré tout nouveau l’on paissait des brebis.
Le berger dit d’un ton moqueur : « Depuis toujours. »
Cinq mille ans il s’écoula.
Je suis repassé par là.
 
La plaine était changée en un bois ténébreux.
Des lianes pendaient sous des porches béants
Comme un tas de serpents tordus noués entre eux ;
Et tels que de grands mats, sur ces noirs océans
De feuilles s’élançaient des troncs d’arbres géants.
Et je dis au chasseur perdu dans ces flots verts :
« Depuis quand donc voit-on une foret céans ?
-- Ces chênes sont plus vieux, fit-il, que l’univers. »
Cinq mille ans il s’écoula
Je suis repassé par là.
 
La mer, la vaste mer, sous son glauque linceul
Avait enseveli lianes et forêts.
Un bateau de pêcheur, tout petit et tout seul,
À la brise du soit balançait ses agrès.
Et je dis au pécheur : « Est-ce que tu saurais
Depuis quand la marée a pris la terre ainsi ?
-- Tu plaisantes ? dit-il…. Puis il reprit après :
« Car depuis que la terre est mer elle est ici. »
Cinq mille ans il s’écoula
Je suis repassé par là.
 
À la place des flots au panache d’argent
Se déroulaient sans fin des flots à crête d’or.
Le désert ! Aucun arbre au lointain n’émergeant.
Du sable là, du sable ici, du sable encor.
Et quand j’interrogeai sur ce nouveau décor
Le marchand qui chargeait ses chameaux à genoux.
« Depuis le jour, dit-il, où l’être a pris l’essor
On connait ce désert, éternel comme nous. »
Cinq mille ans il s’écoula.
Je suis repassé par là.
 
Et voici derechef une cité debout, .
Avec ses lois, ses murs, ses palais et ses Dieux,
Et son peuple grouillant ainsi qu’une eau qui bout.
Alors j’ai dit très haut à ce tas d’orgueilleux :
« Où sont donc les flots verts, les flots d’or, les flots bleus,
Et la cité du temps jadis ? » Et l’un cria :
« Notre ville est, sera, fut toujours dans ces lieux. »
Et j’éclatais de rire au nez de l’Arya.
Coulera ce qui coula !…
Je repasserai par là.

Extrait de Les Blasphèmes (Paris, M. Dreyfous, 1884). P. 230-233

Paru aussi dans : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 4, suppl. litt. au nº 6 (18 oct. 1890)