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La Grand-mère

Voitelain, Louis


Texte de Louis Voitelain (vers 1840).


Un jour, quand j’étais tout petit,
Que je pleurais à perdre haleine.
Ma grand-mère à bas de son lit
Sauta, malgré sa soixantaine :
Puis me prenant entre ses bras
Pour m’apaiser me dit tout bas :
 
Dodo, mon petiot.
Tu n’es pas au bout de ta peine.
Dodo, mon petiot,
Garde tes larmes pour tantôt.
 
Ton père, mon pauvre chéri.
Qui maintenant t’aime, t’embrasse,
Quand tu poussas ton premier cri
Fit une piteuse grimace :
Il avait raison, sur ma foi !
On se serait passé de toi.
 
Dodo, mon petiot.
Dieu n’a rien mis dans ta besace,
Dodo, mon petiot,
Garde tes larmes pour tantôt.
 
Hier, d’un fléau destructeur
La violence fut extrême :
Tout est grêlé… le percepteur
Assure qu’on paiera quand même.
De par le ciel, de par l’impôt,
Rien dans la huche et rien au pot !
 
Dodo, mon petiot,
Nous allons faire un long carême.
Dodo, mon petiot,
Garde tes larmes pour tantôt.
 
Tu jeûneras plus d’une fois…
Lorsque tu reçus l’existence
Tes cinq aînés, qui sont au bois,
Avaient déjà maigre pitance.
Un eût suffit, mais six… hélas !
Guillot, le riche, n’en a pas.
 
Dodo, mon petiot.
Ta mère en a fait pénitence.
Dodo, mon petiot,
Garde tes larmes pour tantôt.
 
Hâte-toi de grandir pourtant.
Ton appétit fait du ravage !
Une bêche est là qui t’attend,
Pour apprivoiser ton courage.
L’école !… il n’y faut pas songer.
Avant de lire il faut manger.
 
Dodo, mon petiot,
Pas de hochets pour ton jeune âge,
Dodo, mon petiot,
Garde tes larmes pour tantôt.
 
Le bon Dieu qu’il faut adorer,
Bien que parfois sa foudre gronde,
Créa le soleil pour dorer
 
Les grains que la terre féconde :
De grands mangeurs, pour leurs sillons,
Ont accaparé ses rayons.
 
Dodo mon petiot.
Il ne luit pas pour tout le monde.
Dodo, mon petiot,
Garde tes larmes pour tantôt.
 
Plus maltraité que la fourmi
Qui, l’hiver, se repaît au gîte,
Le pauvre, par l’âge blêmi,
N’est plus qu’une plante maudite.
L’arbre sans fruit qu’on met à bas
Meurt, mais du moins ne languit pas.
 
Dodo, mon petiot,
Les malheureux vieillissent vite,
Dodo, mon petiot,
Garde tes larmes pour tantôt.
 
Quand tu seras père à ton tour,
Au lieu d’écouter ta colère :
Lorsque du fruit de ton amour
La plainte sera trop amère :
À sa clameur pour mettre un frein.
Rappelle-toi de mon refrain :
 
Dodo, mon petiot,
Je le tiens de feu mon grand-père :
Dodo, mon petiot,
Garde tes larmes pour tantôt.

Paru aussi dans : La Révolte : organe communiste-anarchiste. — Paris : 1887-1894. — Année 1, suppl. litt. au nº 40 (7 juil. 1888)